Le prix Nobel de la paix accuse les géants du Web de laisser une “boue toxique” se déverser sur les réseaux sociaux
En recevant le Nobel de
la paix vendredi, la journaliste philippine Maria Ressa a lancé une
virulente attaque contre les géants technologiques américains, coupables
selon elle de laisser par cupidité se déverser « une boue toxique » sur
les réseaux sociaux.Cofondatrice
du site d’information Rappler, Mme Ressa a reçu la prestigieuse
récompense à l’Hôtel de ville d’Oslo conjointement avec le Russe Dmitri
Mouratov, rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, rare journal encore
indépendant dans un paysage médiatique largement mis au pas en Russie.
“Entreprises américaines de l’internet”Devant
une audience réduite, Covid oblige, la journaliste philippine âgée de
58 ans s’en est prise aux « entreprises américaines de l’internet » comme
Facebook, Twitter et YouTube, sans les nommer explicitement. « Avec son
pouvoir quasi divin », a-t-elle dit, leur technologie « a permis au virus
du mensonge d’infecter chacun de nous, nous dressant les uns contre les
autres, faisant ressortir nos peurs, notre colère et notre haine, et
préparant le terrain pour la montée des dirigeants autoritaires et des
dictateurs ».“Transformer cette haine et cette violence”« Notre
plus grand besoin aujourd’hui est de transformer cette haine et cette
violence, la boue toxique qui parcourt notre écosystème d’information,
privilégiée par les entreprises américaines de l’internet qui gagnent
plus d’argent à mesure qu’elles répandent cette haine et déclenchent ce
qu’on a de pire en nous », a-t-elle affirmé.“Elles nous divisent et nous radicalisent”Sous
le regard des membres de la famille royale norvégienne protégés par des
masques sanitaires, Mme Ressa a souligné l’importance d’une information
fiable en période de pandémie ou d’élections comme celles qui
s’annoncent l’an prochain aux Philippines mais aussi en France, aux
Etats-Unis ou encore en Hongrie. « Ces entreprises américaines (…) sont
fâchées avec les faits, fâchées avec les journalistes. Par nature,
elles nous divisent et nous radicalisent », a-t-elle souligné.Visée par sept poursuites judiciairesAux
manettes de Rappler, un site très critique du président philippin
Rodrigo Duterte, Mme Ressa est l’objet de sept poursuites judiciaires
dans son pays qui pourrait, selon elle, lui valoir au total une centaine
d’années de prison. Condamnée pour diffamation l’an dernier mais en
liberté conditionnelle, elle a été contrainte de demander à quatre
tribunaux la permission d’aller chercher son Nobel.
“Que les journalistes meurent vieux”Son
colauréat âgé de 60 ans, M. Mouratov, a fait observer un moment de
silence pour les reporters tués dans l’exercice de leur profession. « Je
veux que les journalistes meurent vieux », a-t-il proclamé. Connu pour
ses enquêtes sur la corruption et les atteintes aux droits de l’homme en
Tchétchénie, Novaïa Gazeta a vu six de ses collaborateurs tués depuis
les années 1990, dont la célèbre journaliste Anna Politkovskaïa,
assassinée en 2006.
“Le journalisme en Russie traverse une période sombre”« Le
journalisme en Russie traverse une période sombre », a souligné le
rédacteur en chef, en évoquant la centaine de journalistes, médias,
défenseurs des droits humains et ONG classés comme « agents de
l’étranger » par le ministère russe de la Justice. Censé viser ceux qui
reçoivent un « financement étranger » et mènent une « activité politique »,
le statut d' »agent de l’étranger » est souvent attribué à des critiques
du Kremlin, une désignation qui complique grandement leur activité.
L’avertissement de Vladimir PoutineMême
s’il accepte la moitié du chèque de 10 millions de couronnes (975.000
euros) du Nobel et si le président russe Vladimir Poutine a prévenu que
le prix n’était pas un « bouclier », M. Mouratov s’est dit confiant
d’échapper à ce statut infamant. « Je pense qu’au cours des 30 années
d’existence de notre journal, nous avons fait tant de choses positives
pour le pays que nous déclarer ‘agents de l’étranger’ serait néfaste
pour la puissance de notre pays » et « serait quelque chose de stupide »,
a-t-il dit dans un entretien à l’AFP.
1.636 journalistes tués depuis 20 ansAu
1er décembre, au moins 1.636 journalistes avaient été tués sur la
planète depuis 20 ans, selon un bilan de Reporters sans frontières
(RSF), dont 46 depuis le début de l’année. Par ailleurs, avec 293
reporters derrière les barreaux, jamais le nombre de journalistes
emprisonnés dans le monde n’a été aussi élevé, d’après le Comité de
protection des journalistes (CPJ). « Rapporter l’information au public
peut en soi prévenir la guerre », a souligné la présidente du comité
Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen. « Le rôle de la presse est de
lever le voile sur les agressions et les abus de pouvoir, et de
contribuer ainsi à la paix ».Lauréats 2020 et autres prix NobelLa
cérémonie d’Oslo a aussi vu le chef du Programme alimentaire mondial
(PAM), David Beasley, prononcer le discours de remerciement pour le
Nobel attribué l’an dernier à l’agence humanitaire de l’ONU. En 2020,
les festivités avaient été annulées à cause de la pandémie. Pour les
mêmes raisons, les lauréats des autres Nobel 2021 (médecine, physique,
chimie, littérature et économie), habituellement remis à Stockholm, les
ont tous déjà reçus cette semaine dans leurs pays de résidence. Une
cérémonie en leur honneur est toutefois organisée dans la capitale
suédoise, en présence de la famille royale.