Vingt ans après le 11-Septembre, la propagande du groupe État islamique n’a pas éclipsé celle d’Al-Qaida
Les deux organisations islamistes ont des manières bien différentes de faire passer leurs messages.
Le
mois de septembre 2021 marque une date importante dans l’histoire du
djihadisme: les vingt ans de l’attaque du 11-Septembre par Al-Qaida et
le début du procès à Paris des attentats du 13 novembre 2015 commis par
le groupe État islamique (EI).
L’occasion
de dresser un bilan de l’évolution de la propagande d’Al-Qaida à la
suite de l’émergence du groupe État islamique: dans quelle mesure les
stratégies numériques des deux groupes incarnent-elles leurs divergences
idéologiques et reflètent-elles leur évolution organisationnelle?
Comment ont-elles bifurqué? Dans le cadre de l’intensification de la
lutte contre les contenus terroristes en ligne, comment la propagande
d’Al-Qaida est-elle parvenue à ne pas être éclipsée par celle du groupe
État islamique, qui a fait les gros titres ces dernières années?
De
manière pragmatique, les groupes djihadistes ont adopté les
technologies de l’information dès l’avènement d’internet. Ils ont
immédiatement intégré que, dans une guerre asymétrique, la lutte
informationnelle constitue l’un des champs-clés de la conflictualité:
médiatisation et magnification des actions et propagande pour recruter;
diffusion des grandes lignes stratégiques; messages destinés aux
ennemis, aux recrues et aux populations sous leur joug; mais également
support du djihad (levées de fonds, conseils tactiques, tutoriels,
constitution de cellules, etc.).
Néanmoins,
le groupe État islamique, dans ses premières itérations, s’est
rapidement démarqué de la «maison mère» Al-Qaida, notamment dans le
domaine de la propagande. Au fil des ans, les deux groupes ont mené des
stratégies média divergentes en matière de production, de formats, de
dissémination et de rhétorique, qui correspondent à des ambitions et des
positionnements bien distincts de déploiement, d’idéologies et de
recrutement.
Excommunication et recrutement
En
premier lieu, si les deux groupes visent à instaurer un califat régi
par la charia, la temporalité de cet objectif diffère entre l’EI et
Al-Qaida. L’EI a voulu établir un califat sur le court terme, par la
force. Al-Qaida se situe dans une stratégie à plus long terme, moins
coercitive, et privilégie de passer par la phase préalable de «conquête
des cœurs et des esprits».
Deuxième
différence notable, le groupe État islamique pratique l’excommunication
systématique des non-musulmans, des chiites et des sunnites qui ne
respectent pas son dogme, n’hésitant pas à frapper ces groupes de
manière frontale. Al-Qaida, a contrario, rejette officiellement cette
doctrine d’excommunication, ne commet pas de violences systématiques
contre les chiites et condamne celles commises contre les musulmans
sunnites.
Cette photo vidéo fournie par IntelCenter le 4 septembre 2008, tirée d’une séquence vidéo des médias As-Sahab d’Al-Qaida, présente le haut dirigeant d’Al-Qaida Mustafa Abu al-Yazid
Enfin, l’un des buts de l’EI consistait à peupler son proto-État. La stratégie de recrutement mise en place s’est donc avérée très large et visait à recruter des segments variés de population, tous azimuts.
En
revanche, celle d’Al-Qaida, malgré des visées «unificatrices» de la
oumma –communauté des croyants–, garde une stratégie de recrutement plus
élitiste, idéologique et intellectuelle.
La stratégie média innovante de l’EI
Ces
trois différences fondamentales s’incarnent dans la stratégie média des
deux groupes. Pour tenir ses objectifs et afin de s’imposer comme la
marque dominante sur le marché du djihad, l’EI a mis en place une
stratégie de communication innovante en matière de contenus, de volume,
de diversité des formats, de modes de dissémination, de rhétorique et
d’ultraviolence, se démarquant nettement de la propagande d’Al-Qaida et
reléguant celle-ci au second plan pendant la période califale. Cette
dernière s’est néanmoins maintenue avec résilience avec des publications
régulières (séries de cours, déclarations, photos, interventions vidéo,
etc.).
L’EI
a bâti une véritable machine de production de masse, atteignant le
nombre considérable de 754 médias uniques publiés dans le mois en août
2015, apogée du califat médiatique. Il a bâti une stratégie de
débordement vis-à-vis des réseaux sociaux avec le partage de dizaines de
liens par publication. Al-Qaida, a contrario, publie de manière plus
parcimonieuse, des contenus ad hoc correspondant à un message, une
revendication ou un événement précis, sans chercher le volume, mais
plutôt le caractère purement religieux du propos.
Centralisation et distribution
En
matière de distribution, on peut comparer la propagation des contenus
EI à des cercles concentriques, au centre desquels se trouvent quelques
agences officielles (les médias centraux tels que Nashir, Al-Hayat,
Al-Furqan, Amaq, Maktabat Al-Hima). Autour de ce cœur de médias se
trouvent d’autres fondations, proches des médias centraux sans leur être
nécessairement affiliées, qui traduisent, relaient, amplifient voire
publient leurs propres contenus (contenus auto-générés). Cette
amplification se poursuit à mesure que d’autres fondations médiatiques
pro-EI prennent le relai des traductions, des partages, des
réadaptations de contenus voire des contenus auto-générés. Les
traductions sont systématiques afin d’accrocher le lectorat cible,
parfois dans plus de quinze langues, comme ce fut le cas pour le
magazine Rumiyah.
La
production et la distribution de la propagande d’Al-Qaida résultent
quant à elles d’une stratégie de décentralisation: la création
successive de filiales ancrées dans des problématiques locales a abouti
sur autant de créations de fondations médiatiques. Cette structure est
en râteau, avec des fondations qui publient de manière indépendante et
chacune avec son propre média: As-Sahab pour Al-Qaida Central, Sham
al-Ribat pour Hurras ad-Din (branche syrienne d’Al-Qaida), Al-Andalus
pour Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), Al-Malahem pour Al-Qaida dans
la Péninsule arabique (AQPA), Al-Kataib pour les Shabaab (branche
somalienne), Az-Zallaqa pour la branche malienne d’Al-Qaida ou As-Sahab
Subcontinent pour Al-Qaida dans le sous-continent indien.
Chaque
média a son propre logo et sa propre maquette. Cette structure des
médias reflète l’évolution du groupe en matière de décentralisation et
l’attention que les filiales accordent aux problématiques et aux
objectifs locaux.
Une photo non datée prise le 16 novembre 2015 du numéro 7 du magazine en ligne en anglais Dabiq du groupe État islamique, montre prétendument un militant belge de 27 ans à la tête du groupe EI Abdelhamid Abaaoud, soupçonné d’être le cerveau d’une cellule djihadiste démantelée en Belgique en janvier 2015
L’EI recherche la visibilité, le volume et la viralité, investissant à cet effet les grands réseaux sociaux. Al-Qaida les cible avec parcimonie, malgré des exceptions comme les Shabaab, dont l’empreinte est plus marquée sur certaines plateformes grand public. Al-Qaida recherche davantage la stabilité propre à garantir l’endurance d’une plateforme. Le groupe attribue peu de ressources pour continuer à publier sur les grandes plateformes. L’EI y mène une forme de «guerre d’attrition» en ligne, contournant les outils de veille et luttant pied à pied pour y maintenir sa présence.
Afin
de cibler des audiences variées, l’EI et ses sympathisants ont mis en
place des formats d’une grande diversité (enregistrements, vidéos,
nasheeds, posters, infographies, communiqués, magazines, lettres
hebdomadaires). L’EI exploite une iconographie et une rhétorique variées
mobilisant les facteurs attractifs et répulsifs pour attirer vers le
djihad et fustiger l’Occident ou les régimes arabes qu’il combat.
Al-Qaida reste pour sa part sur des formats de vidéos plus statiques,
discursives, cérébrales, comportant peu d’effets chorégraphiques, à
quelques exceptions près. L’émotionnel y est moins sollicité. Son
approche reste davantage politique, avec des tentatives régulières de
rallier, même en Occident, la sympathie de certaines minorités.
Médiatisation de l’ultraviolence
En
matière de contenus, l’une des divergences-clés entre l’EI et Al-Qaida
reste la médiatisation par l’EI de l’ultraviolence. L’une des ruptures
initiales entre Al-Qaida et son émanation irakienne date du milieu des
années 2000 quand le groupe Tawhid wal-Jihad, ancien avatar de l’EI,
commet puis finit par médiatiser des attentats contre les communautés
chiites ou contre des sunnites accusés de coopérer avec le gouvernement
irakien. La stratégie de Zarqaoui était alors calculée: les actions
contre les chiites en particulier, puis leur médiatisation, visaient à
amplifier la fracture confessionnelle entre chiites et sunnites en Irak
en radicalisant les chiites dans le but de provoquer une surréaction de
leur part à l’encontre des sunnites. En cela, il comptait pousser ces
derniers à soutenir les groupes sunnites radicaux qui seraient devenus
l’ultime recours. Alternant revendication et non-revendication de ses
actions, le groupe finit par tout revendiquer en 2007 alors que la
fenêtre d’acceptabilité de cette ultraviolence s’était élargie.
Al-Qaida,
dès cette époque, avait rejeté et condamné cette approche, craignant de
s’aliéner les populations musulmanes devant cette violence poussée à
l’extrême.
La
volumétrie des médias de l’EI, leur ultraviolence, l’investissement
massif du groupe dans le numérique, ont priorisé la lutte contre les
contenus de l’EI, reléguant ceux d’Al-Qaida au second plan.
La
volumétrie des média de l’EI, leur ultraviolence (et ses corollaires:
la banalisation de cette violence, son potentiel mimétique, l’offense à
la mémoire des victimes, etc.), l’investissement massif du groupe dans
le numérique, ses attaques terroristes, notamment en Occident ainsi que
leur médiatisation ont priorisé la lutte contre les contenus de l’EI,
reléguant ceux d’Al-Qaida au second plan. Mais Al-Qaida a maintenu sa
ligne stratégique au long terme, sans céder à l’émulation de la
propagande de l’EI.
Dans
un second temps, les progrès de l’intervention contre les contenus de
l’EI se sont néanmoins étendus à Al-Qaida. Cependant, le groupe est
parvenu à montrer une résilience numérique en décentralisant, de la même
manière que l’EI, ses contenus sur des plateformes que l’organisation
juge stables. À l’heure actuelle, le serveur RocketChat d’Al-Qaida,
lancé en décembre 2019 à la suite de l’opération d’Europol contre les
contenus djihadistes sur Telegram, reste l’une de ses plateformes de
diffusion les plus durables avec plus de 2.300 membres.
Les défis d’Al-Qaida
Alors
qu’Al-Qaida est devenue depuis vingt ans une organisation
décentralisée, avec des filiales qui constituent autant de centres
névralgiques, le groupe est confronté à plusieurs défis: tout d’abord,
il doit conserver une cohérence stratégique, une homogénéité «de marque»
en évitant l’effritement ou les sécessions de ses filiales (comme ce
fut le cas pour l’EI et pour Hayat Tahrir al-Cham en Irak et en Syrie).
Un autre défi d’Al-Qaida consiste à maintenir un discours cohérent entre
ses différentes filiales. Enfin, le groupe doit conserver des priorités
alignées concernant l’ennemi proche ou lointain, c’est-à-dire doser les
priorités locales et les priorités internationales.
La
propagande reflète bien ces buts. En matière de marque, chaque vidéo du
groupe s’ouvre par un générique affichant les logos des quatre
principales filiales (JNIM, AQMI, AQPA et les Shabaab) ains que celui
d’Al-Qaida central, afin de rattacher clairement ces vidéos dans son
branding global.
Générique de vidéo d’Al-Qaida où s’affichent les logos des fondations médiatiques d’Al-Qaida central et de ses principales filiales (de gauche à droite: Zallaqa pour JNIM, Andalus pour AQMI, Sahab pour Al-Qaida central, Malahem pour AQPA, Kataib pour les Shabaab).
De
plus, la présence de tous les médias officiels (et affiliés) d’Al-Qaida
au sein d’une même plateforme (RocketChat) illustre la volonté de
fédérer cette fragmentation médiatique. Depuis deux ans environ, la mise
en place d’une fondation médiatique non-officielle mais liée à
Al-Qaida, l’agence Thabat, publiant des communiqués sur les actions du
groupe dans sa globalité, rappelle l’usage fédérateur de l’agence Amaq
pour l’EI.
Enfin,
en matière de message, on note deux éléments importants. Tout d’abord,
une résonance récurrente entre les différentes publications de ces
filiales atteste de la volonté de maintenir une cohérence de
positionnement (félicitations pour l’action d’une autre filiale, par
exemple, ou reprise d’une déclaration sur une thématique plus globale,
comme récemment les félicitations adressées aux talibans). D’autre part,
on constate dans l’ensemble des filiales l’alternance de la
focalisation sur l’ennemi proche et l’ennemi lointain, rappelant
qu’Al-Qaida, dans sa globalité, conserve ce double visage avec visées
locales et internationales.
Alors
que la propagande du groupe État islamique a occupé le devant de la
scène médiatique depuis la montée en puissance du groupe, la stratégie
numérique d’Al-Qaida, comme sa stratégie globale, s’inscrit dans un plus
long terme, cherchant stabilité et endurance. Vingt ans après le
11-Septembre, Al-Qaida conserve une puissance de frappe médiatique pour
une thématique donnée –reprise par les fondations médiatiques les plus
importantes du groupe. Plus encore, on note depuis quelques semaines un
afflux de plusieurs fondations médiatiques affilées, rappelant le modèle
du groupe État islamique. Nous n’avons néanmoins pas suffisamment de
recul pour affirmer qu’il s’agit d’une tendance de fond ou ponctuelle.