Simone Biles : comment l’icône a craqué
La superstar américaine de la gym, annoncée comme la reine des Jeux de Tokyo, a craqué sous la pression. Décryptage
Quand
elle s’avance d’un pas décidé sur le praticable de l’Ariake Gymnastics
Centre de Tokyo, ce dimanche 25 juillet, Simone Biles apparaît plus
déterminée que jamais : droite, ultra-gainée et sourire Ultra Brite.
Seuls autorisés à commenter en direct, en léger surplomb du tapis
central, les consultants vedettes de la chaîne NBC – qui, hors coûts de
production, paie 2 milliards de dollars pour retransmettre ces Jeux –
sont surexcités. Ils s’égosillent, en font des tonnes sur « le » climax
de Tokyo 2020. C’est écrit. Simone Biles, la petite fiancée de
l’Amérique, reine de Rio avec quatre médailles d’or, va être sacrée
impératrice au Japon. Ce sera elle la Goat, « greatest of all times »,
la plus grande gymnaste de tous les temps. Place à l’épisode 1 d’une
série qui doit tenir en haleine l’Amérique pendant dix jours : la quête
des cinq médailles d’or de Simone Biles.
La
Texane s’élance pour son programme au sol du concours par équipes. Et
le show commence : cinq lignes d’acrobaties quand les autres en font
trois et les garçons, six. Des vrilles, des triples pirouettes, des
envolées à 2,92 mètres de hauteur alors qu’elle ne mesure que 1,42
mètre. Ça pulse. Ça explose. Ça rebondit telle une balle magique.
Pareille à un chat, Simon Biles retombe à chaque fois sur ses pattes. Le
rare public – staff technique, famille olympique et médias – pousse des
« wow ! » et des « yeah ! ». Irrésistible.
Le
dimanche suivant, même lieu, même endroit. Les finales du saut et des
barres asymétriques, pour lesquelles elle s’est qualifiée, débutent.
Mais Simone Biles est assise en tribunes. Vêtue d’un tee-shirt blanc
siglé USA et d’un legging bleu de Prusse, elle hurle des « come on ! » à
ses copines de Team USA – MyKayla Skinner, Jade Carey et Sunisa Lee –,
pianote, frénétique, sur son portable, et dessine des cœurs avec ses
doigts quand ses coéquipières décrochent des médailles.Mais,
comme pour le concours général individuel, trois jours auparavant, la
star a déclaré forfait. Sa dernière apparition remonte à la finale par
équipes. Subitement, après un saut escamoté, elle a renoncé. Depuis,
jusqu’à son come-back pour la finale de la poutre ce mardi, silence
radio. Hormis quelques posts Instagram écrits par ses communicants,
Simone Biles a disparu des radars. Que s’est-il passé dans sa tête ?
Pourquoi ce crash en mondovision alors qu’on lui promettait tant d’or ?
Pour le comprendre, il faut démêler l’écheveau d’une vie tourmentée. Un
destin comme seule l’Amérique sait en fabriquer. Avec des doutes et des
affres. Des bonds et de rebonds.
On
ne peut pas dire que de bonnes fées se soient penchées sur le berceau
de la petite Simone, née à Colombus, dans l’Ohio. Sa mère, Shanon, est
toxicomane et alcoolique. Elle fait des allers-retours entre la prison
et le domicile. Le papa, lui aussi toxico, s’est évaporé. « Mes seuls
souvenirs d’enfance sont la faim et peur », confie la championne en
2017, lors de son passage dans l’émission « Dancing with the Stars. »
Elle est d’abord placée dans des foyers d’accueil. Puis, à 6 ans, Simone
et sa petite sœur Adria sont adoptées par Ron, son grand-père
biologique, et Nellie, la seconde épouse de celui-ci. Direction Spring,
la banlieue cossue de Houston. « Mes grands-parents m’ont sauvé la vie,
ils m’ont soutenue depuis le premier jour, confie-t-elle lors du show.
Il n’y a rien que je puisse dire pour les remercier assez. »
Le médecin pédophile Larry Nassar lors de son procès, en novembre 2017
C’est
à Spring qu’elle se met à la gym et que sa vie bascule. À 8 ans, elle
rencontre Aimee Boorman, une ancienne gymnaste qui dirige une académie.
Pendant onze ans, la coach va veiller à l’équilibre de Simone, sur les
agrès comme dans la vie. Car la petite est douée. Surdouée, même. Elle
intègre l’équipe américaine en 2011, à 14 ans. Deux ans plus tard, elle
décroche deux médailles d’or (concours général et sol), une médaille
d’argent (saut) et une médaille de bronze (poutre) aux championnats du
monde. Puis vient Rio, son triomphe et sa révélation au monde entier.
Une étoile est née.Dans son sport,
Simone Biles est considérée comme une extraterrestre. Hyper musclée,
explosive, elle est dotée de repères kinesthésiques hors normes.
Autrement dit, elle sait, les yeux fermés, si sa tête est en bas ou en
haut. La peur, connaît pas. Simone est capable d’exécuter des figures
d’une audace rare pour une jeune fille. Ainsi, le Miller, un double
salto arrière avec trois vrilles dans les airs, lors de l’épreuve du
sol. Pour vous donner une idée de sa difficulté : seuls trois hommes ont
réussi à faire en compétition cette figure, créée en 1964 par un
champion de trampoline.
Au
total, Simone Biles a inventé quatre figures, jamais exécutées avant
elle en compétition et qui portent son nom : une au saut, une autre à la
poutre et deux au sol, comme le Biles 1, un double salto arrière tendu
suivi d’un demi-tour. « La gymnastique est aboutie. Ça devient difficile
d’inventer de nouvelles figures, explique Hamilton Sabot, médaillé de
bronze aux JO de Londres aux barres parallèles, présent à Tokyo pour
commenter les Jeux sur France TV. Ici, Simone allait présenter une
nouvelle figure au saut. Cinq figures à son nom. Ce serait sans
précédent. Elle va rester une icône pour sa génération et l’histoire de
la gym. »
Elle signe un retour tonitruant sur les praticables aux Mondiaux 2019 avec 25 récompenses sur la scène mondiale dont 19 en or
Sortie
épuisée des Jeux de Rio et de l’immense pression médiatique, Simone
Biles s’était accordé une année sabbatique avant de revenir sous la
houlette d’un couple d’entraîneurs français, l’Antibois Laurent Landi et
sa femme, Cécile Canqueteau, qui a participé aux Jeux d’Atlanta.
Considérés comme d’excellents techniciens, ils se sont installés aux
États-Unis, à l’orée des années 2000, pour amener au sommet olympique
des gymnastes américains dotés de ce que les Français(es) n’ont pas :
l’esprit guerrier et l’envie de gagner l’or. Et l’or seul.
À
Spring, dans le World Champions Centre, Simone a repris la vie d’ascète
d’une gymnaste de haut niveau. Trente heures d’entraînement par
semaine. Jamais de vacances. Pas de loisirs. Son nouveau rêve olympique
est à ce prix. Mais, dans sa tête, beaucoup de choses ont changé. En
janvier 2018, elle a confessé sur son compte Instagram une blessure
intime pour laquelle est a été placée sous anxiolytiques : elle fait
partie des victimes de Larry Nassar. Ce petit homme chétif, aux fines
lunettes argentées, médecin et ostéopathe de l’équipe de gymnastique de
1996 à 2014, est au centre du plus grand scandale sexuel de l’histoire
du sport américain. Il a été condamné à cent quarante ans de prison pour
avoir agressé au moins 265 jeunes femmes, dont près de 160 gymnastes,
la plupart mineures. À plusieurs reprises, Simone Biles a porté un
justaucorps qu’elle a dessiné, bleu turquoise, symbole des victimes
d’abus sexuels. « C’est pour les survivantes, dit-elle sur les réseaux
sociaux. Je me tiens debout avec elles. »
Quand la gymnastique lui apportait le bonheur… L’une des plus anciennes photos de Simone Biles
Mais
même si elle a désormais un petit ami, Jonathan Owens, un mastard,
membre de l’équipe de football américain de Houston, et si elle a pris
position pour le mouvement Black Lives Matter, le sport reste sa
priorité absolue. Elle signe un retour tonitruant sur les praticables
aux Mondiaux 2019, s’emparant du record du légendaire Biélorusse Vitaly
Scherbo (23 médailles), avec 25 récompenses sur la scène mondiale dont
19 en or.
Lorsqu’elle
débarque à Tokyo, le 15 juillet, la seule question est : de combien de
points va-t-elle surclasser ses rivales ? Personne ne s’attend à ce
qu’elle craque en pleine lumière. Elle, si maîtresse d’elle-même, si
imperméable au stress… Impossible qu’elle soit rattrapée par la peur.
Et c’est pourtant ce qui se produit. « Gérer le stress et la pression
dans notre sport est difficile, explique Svetlana Boginskaïa, surnommée
le cygne biélorusse, qui a gagné trois médailles d’or en gymnastique aux
JO, en 1988 et 1992. Je parle d’expérience. Lorsque vous êtes la
favorite, tout le monde se concentre sur vous. Chaque caméra, chaque
journaliste, chaque fan. Vous êtes sur toutes les publicités. Vous
n’avez plus le temps d’être vous-même. C’est là que les blocages mentaux
surviennent. Un jour, tout va bien, et le lendemain, impossible de
faire quoi que ce soit. »
Alors
que Simone Biles enchaînait jusque-là les diagonales ou les figures
sans gamberge ni appréhension, à Tokyo le doute apparaît. Les langues
commencent à se délier : Simone a fait de lourdes chutes à
l’entraînement, surtout sur les pirouettes arrière. Elle est victime de
ce qu’on appelle « les twisties », les pertes de figure. Ses repères ont
disparu. Son corps ne répond plus. Il s’est produit une déconnexion des
neurones conduisant à une désorientation. « Ce blocage mental, vous ne
pouvez pas le réparer en un jour, une semaine ou un mois, poursuit
Svetlana Boginskaïa. Avec la difficulté de chaque épreuve et les
éléments de torsion, où elle ne sait plus où elle se trouve dans l’air,
il est extrêmement dangereux de continuer à concourir. »
Ses seuls souvenirs d’enfance: la faim et la peur… puis le viol
Selon
de nombreux consultants multimédaillés olympiques présents à Tokyo, ce
sont ses entraîneurs qui ont décidé de mettre Simone en mode pause. Pour
éviter l’accident. Et parce qu’elle-même n’avait pas la lucidité. Après
avoir révolutionné son sport, la Texane est aussi victime de l’escalade
sans fin qui prévaut dans la gymnastique, et à laquelle elle a
contribué : toujours plus de difficultés et d’acrobaties. La finesse
artistique et chorégraphique compte de moins en moins. Il faut enchaîner
les acrobaties, parfois tellement dangereuses que le code de pointage
les dévalue aussi vite qu’il les a majorées.
À
Tokyo, Team USA gère au compte-gouttes la communication sur sa star,
lance des écrans de fumée et préfère célébrer la nouvelle championne
olympique du concours général individuel, Sunisa Lee, 18 ans. fille de
réfugiés Hmong. Puis de louer l’immense ténacité de la championne qui a
surmonté ses démons pour s’aligner en finale de la poutre. Où elle a
remporté le bronze derrière deux Chinoises de 16 et 18 ans. La médaille
du courage.
Après
cet épisode, quel avenir attend Simone Biles ? « C’est le pire moment
pour vivre un truc pareil, commente Hamilton Sabot. Surtout quand on
connaît la somme d’efforts et de sacrifices que nécessite la préparation
des Jeux. » S’en relèvera-t-elle ? Pas sûr qu’on la revoie à Paris dans
trois ans. À 24 ans, elle est déjà considérée comme une vieille
gymnaste. Cet automne, Simone doit participer au Gold Over America Tour.
Un show à 100 euros le ticket moyen, censé célébrer dans 35 arènes
géantes la plus grande gymnaste de tous les temps : elle. Mais dans un
pays où seuls les gagnants, les médaillés d’or sont fêtés, sa soudaine
fragilité et ce retour au statut de simple mortelle convaincra-t-il les
foules et les sponsors comme Visa et Athleta, qui ont dépensé des
millions de dollars pour associer leur image à cette jeune fille en or ?