Tabaski : Au Sahel, le commerce de moutons mis en péril par la « maudite » guerre
« Il y a une pénurie
comme on n’en a jamais connu à cause de cette maudite crise
sécuritaire! ». Les traits tirés, la tête enveloppée dans un turban bleu,
le vendeur de moutons nigérien Ali Zada ne décolère pas.
Son
travail: acheter des moutons dans sa région, Tillabéri (dans la région
en conflit dite des « trois frontières » entre Mali, Burkina Faso et
Niger), puis les revendre dans la capitale du Niger.
Mais
cette année, rien ne va: « Avant, je pouvais amener à Niamey jusqu’à 500
têtes de moutons, mais regardez… », dit-il en se tournant.
Rencontré
jeudi, à peine trente animaux squelettiques le suivaient alors
timidement. Il espérait les avoir revendus d’ici mardi, jour de la fête
musulmane du Sacrifice, l’Aïd al-Adha, qu’on appelle Tabaski en Afrique
de l’Ouest, où les fidèles partagent en famille et avec leurs voisins un
mouton sacrifié le jour même.
Comme
lui, ils sont des millions d’éleveurs, revendeurs, et en fin de course
acheteurs, à se lamenter de l’impact de la guerre sur « la grande fête » :
des moutons moins nombreux, et des prix qui s’envolent.
Depuis
2012 et l’émergence d’un conflit indépendantiste dans le nord du Mali,
celui-ci s’est métastasé et étendu dans les trois pays du Sahel central
(Mali, Burkina Faso et Niger). Des violences communautaires et
jihadistes – de groupes affiliés à l’Etat islamique ou à Al-Qaïda –
endeuillent désormais quotidiennement ces pays.
En
plus d’avoir largement recruté parmi ces populations pastorales
marginalisées par les Etats centraux, les jihadistes prélèvent dans les
zones où ils sont puissants l’impôt islamique (zakat), souvent sous
forme de bétail. Et les pasteurs sont aussi victimes des sécheresses
répétitives du Sahel qui ont décimé les cheptels.
Troupeau volé, cousin abattu
À
ces pressions jihadiste et climatique s’ajoutent enfin l’essor du
banditisme et de groupes armés locaux autoproclamés d’autodéfense. Au
fil des ans, le vol de bétail est ipso facto devenu un élément central
de l’économie de la guerre.
« Les
éleveurs n’ont plus la liberté de leur pleine mobilité », résume Abdoul
Aziz Ag Alwaly, cadre du Réseau Billital Maroobé, association
ouest-africaine de défense des intérêts des pasteurs.
« Sur
le parcours entre le lieu d’élevage et le point de vente, il y a de
plus en plus de risques et de +frais+ », explique-t-il, en référence aux
attaques de groupes armés ou au racket de bandits.
« Tu
élèves tes animaux pendant des mois et un bandit vient les arracher en
quelques minutes », dit Mamane Sani, membre d’une association locale de
consommateurs nigérienne.
Alors
beaucoup d’éleveurs n’ont pas fait le trajet pour la fête, et les
marchés des centres urbains ne sont pas bondés comme à l’ordinaire.
Au
Sahel, chacun connaît quelqu’un à qui il est arrivé malheur. Pour Issa
Ouédraogo, vendeur de 33 ans rencontré sur le marché de Tanghin à
Ouagadougou au Burkina Faso, c’était un de ses fournisseurs. « Il s’est
vu arracher plus de deux cent têtes de bovins, et son cousin qui gardait
les bêtes a été abattu », raconte-il.
La
mort et l’insécurité « sont devenue la norme pour des millions de
Sahéliens, et particulièrement nous autres éleveurs, il faut que les
gens s’en rendent compte », souligne un membre d’une association
pastorale à Bamako, anonymement.
« C’est plus du double! »
À
Toukarou, principal marché à bétail de Niamey, le percepteur de la taxe
d’entrée des bêtes en ville Moussa Abdou regrette le passé et ses
« incessantes navettes de camions chargés de moutons ».
En ce moment, dit-il, il y a « un ou deux camions avec quelques dizaines de bêtes par jour, c’est tout! ».
Plus
loin dans les rues de la capitale nigérienne, sous les 45 degrés du
milieu de journée, Maazou Zakou traine les pieds entre ses quinze
béliers. « Je suis bien éreinté et les bêtes ne veulent plus avancer »,
explique l’éleveur, transpirant à grosses gouttes.
Il essaie sans succès de les écouler depuis le matin mais ne veut pas se résoudre à baisser le prix de vente.
Partout,
on entend le même discours pour expliquer la flambée des prix: du côté
des vendeurs, on plaide l’insécurité et les soucis rencontrés sur la
route vers le lieu de vente pour augmenter le prix. Les acheteurs, eux,
ne peuvent débourser plus que de raison dans un contexte économique
délétère.
« Les
moutons que l’on payait à 35.000 (53 euros) sont passés à 80.000 (121
euros), c’est plus du double! », explique Ahmed Cissé à Ouagadougou, venu
acheter le sien pour la fête. « Les prix sont trop élevés pour la bourse
d’un fonctionnaire ».
Au
Mali, le gouvernement a lancé une « vente promotionnelle » à quelques
jours de la Tabaski pour « permettre aux populations les plus défavorisés
d’acheter un mouton », selon le ministre de l’Elevage, Youba Ba.
L’insécurité
a fait monter les prix, reconnait-il, mais il affirme que l’armée a
« sécurisé » des corridors pastoraux pour permettre l’acheminement des
bêtes. Il se veut rassurant: tout a été fait pour que « chaque Malien ait
un mouton à égorger mardi ».