Sénégal : La guerre de l’arachide fait rage entre les exportateurs chinois et les huiliers locaux
Faute
de pouvoir concurrencer les prix proposés par les entreprises
étrangères, les usines du pays peinent à s’approvisionner en graines.
Recherche
graines désespérément. Au Sénégal, les premiers résultats de la
campagne de commercialisation de l’arachide, qui a commencé fin
novembre, ne rassurent pas Modou Diagne Fada, directeur général de la
Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal
(Sonacos), la principale huilerie publique du pays, qui emploie 2 000
salariés, permanents ou saisonniers. Pour l’instant, pas une seule
graine n’est entrée dans son usine de Zinguinchor, en Casamance
(sud-ouest). Et seulement 4 000 tonnes d’arachides ont été collectées
dans le reste du pays, principalement dans la région de Louga
(nord-ouest). Des quantités dérisoires par rapport aux besoins
industriels de l’entreprise, estimés entre 200 000 et 400 000 tonnes.
Le
problème ne vient pas des récoltes, excellentes cette année pour cette
culture qui représente la première source de revenus des paysans locaux –
« l’or du Sénégal », comme certains la surnomment. Grâce à des pluies
exceptionnelles, la production s’élève à 1,8 million de tonnes
d’arachides, contre 1,4 million l’année précédente. Mais les
transformateurs locaux n’en profitent guère. « Un circuit parallèle,
alimenté par des exportateurs étrangers, propose des prix rémunérateurs,
se désole le patron de l’huilerie. En tant qu’industriel, nous ne
pouvons pas suivre car nous devons ensuite transformer la matière
première, la triturer, la raffiner et la conditionner, sans compter les
charges de personnel et d’électricité… »
Cette
année, le prix plancher a été fixé à 250 francs CFA (0,38 euro) le kilo
d’arachides non décortiquées. « Mais nous avons vu les exportateurs
étrangers, surtout chinois, aller directement en brousse négocier
jusqu’à 350 francs CFA le kilo avec les producteurs », témoigne Samuel
Ndour, du Syndicat national des travailleurs des industries des corps
gras, qui revient à peine d’une tournée dans tout le bassin arachidier,
entre Diourbel et Kaolack (ouest). C’est là que sont produites les
meilleures arachides, cette plante dont la graine est consommée
décortiquée – la cacahuète – ou pressée pour en extraire de l’huile.
« Concurrence déloyale »
Les
négociants chinois sont très présents depuis que Dakar a conclu un
accord avec Pékin en 2014, renouvelé en 2019. Une ouverture au marché
chinois qui a fait grimper de manière exponentielle les exportations :
jusqu’à 400 000 tonnes en 2019. Le géant asiatique est désormais le
premier importateur de cacahuètes sénégalaises.
Les
industriels locaux dénoncent, eux, une « concurrence déloyale », à
l’instar du syndicaliste Samuel Ndour, qui rappelle que l’année
dernière, seule la Sonacos, sur les quatre huileries du pays, a pu
collecter 28 000 tonnes de graines. Une quantité cependant trop faible
pour faire tourner l’usine. Modou Diagne Fada a donc diversifié ses
activités : « Nous avons produit du vinaigre et de la javel et nous avons
repris les importations d’huile brute pour la raffiner dans nos usines
et la distribuer aux consommateurs. Nous avons ainsi payé nos charges et
fait face à la crise. »
Mais
les risques sont grands si le même schéma se reproduit au cours de
l’actuelle campagne arachidière, censée se terminer fin mai. « Certaines
usines devront fermer leurs portes, car elles ne peuvent pas rester deux
ans sans travailler. Et si l’industrie locale meurt, toute la filière
meurt, prédit Samuel Ndour, révolté. Nous ne devons pas laisser les
exportateurs vendre toute la production et nous laisser les mains
vides. »
Les
autorités affirment être au côté des huiliers, qui « contribuent
fortement à la croissance et à la création d’emplois », comme l’a indiqué
début décembre le président Macky Sall, insistant sur l’importance de
« préserver l’outil industriel national ». « Nous allons suivre les
exportations afin de savoir au fur et à mesure si cela compromet le
capital semencier du Sénégal ou la viabilité des sociétés qui produisent
l’huile », a aussi voulu rassurer le ministre de l’agriculture, Moussa
Baldé.
Une nouvelle taxe
Pour
dissuader les acheteurs étrangers de tout rafler, une nouvelle taxe a
été mise en place, de 30 francs CFA par kilo de graines d’arachides
décortiquées exporté. Celle-ci pourrait rapporter 12 milliards de francs
CFA (18,3 millions d’euros) à l’État sénégalais, selon le ministre de
l’agriculture. « Cette taxe doit être soutenable et flexible et s’adapter
aux variations des prix internationaux, afin de rester compétitifs »,
réclame toutefois Habib Thiam, président du Collectif des producteurs et
exportateurs de graines d’arachides (Copega), pour qui « l’exportation
des matières premières est un mal nécessaire ».
Car
les intérêts des producteurs ne sont pas forcément ceux des
transformateurs. Au Sénégal, 27 % des ménages – soit environ 1 million
de personnes – cultivent l’arachide. Et leur priorité est d’écouler
leurs récoltes à un bon prix.
Du
côté des huileries, les actions mises en place par les autorités sont
estimées insuffisantes pour sauver l’industrie arachidière. Une des
premières étapes serait de réhabiliter les « outils de production
vétustes » des cinq usines de la Sonacos, assure son directeur général :
« Améliorer certains de nos ateliers permettrait de réduire nos coûts de
production et d’augmenter nos taux de rendement. » Et donc d’être plus
compétitifs dans cette guerre des prix. Le chef d’entreprise est encore à
la recherche de partenaires pour financer les 75 milliards de francs
CFA nécessaires à cette réhabilitation.
Modou
Diagne Fada milite aussi pour une meilleure organisation de la filière,
où les exportateurs entreraient sur le marché de la commercialisation
une fois que le capital de semences est sauvé et que les huileries sont
approvisionnées. « Les étrangers doivent continuer à acheter la
surproduction, mais ils pourraient passer par les huiliers, qui
deviendraient les plateformes d’exportation », propose-t-il. Une
suggestion approuvée par les syndicalistes. « Les étrangers ont été
introduits sur le marché sénégalais pour pouvoir écouler le surplus et
non pour prendre ce dont nous avons besoin pour vivre », résume Samuel
Ndour.