Présidentielle en Côte d’Ivoire : la place des musulmans, enjeu crucial du scrutin
L’arrivée
d’Alassane Ouattara au pouvoir en 2011, premier président musulman de
Côte d’Ivoire, a placé cette communauté, jadis exclue, au cœur des
rouages du pouvoir administratif et social. Après dix ans de guerre
civile (2002-2011) qui ont divisé les Ivoiriens sur des lignes autant
politiques que religieuses, la question de la place des musulmans dans
le pays pourrait faire ressurgir les fantômes du passé.
« Ne
pas se comprendre ou avoir des idées divergentes, c’est normal dans la
vie politique d’un pays. Mais faisons très attention. Ayez l’esprit de
discernement. La meilleure arme vous appartient. C’est vous qui votez… »,
sermonne Aisha Diarra, depuis son petit studio radio de Bouaké d’où
émet la radio musulmane Al Bayane qui rassemble plus d’auditeurs que
Radio France Internationale (RFI). Sans jamais vraiment parler
politique, son animatrice phare ne cesse de demander à ses auditeurs de
ne pas se laisser manipuler par des partis politiques qui cultivent
parfois la haine entre ivoiriens.
Souvent
installée dans les mosquées, Al Bayane, créée en 2001, émet dans tous
les dialectes du pays. Ses animateurs prônent un Islam modéré, à l’image
de celui qui a toujours été pratiqué en Côte d’Ivoire. Sa popularité et
son dynamisme sont le reflet de l’expansion démographique et culturel
des musulmans de Côte d’Ivoire depuis une vingtaine d’années.
Combien de musulmans en Côte d’Ivoire ?
Selon
le dernier recensement, effectué en 2014, le pays compte près de 43 %
de musulmans contre 34 % de chrétiens. Mais ces chiffres ne tiennent pas
compte des immigrés qui constituent un quart de la population et sont
majoritairement musulmans.
« La
communauté a aussi explosé ces dix dernières années en raison des
conversions, spécialement chez les jeunes », fait remarquer Barro Siriki,
chef d’antenne de Al Bayane à Bouaké. « C’est une particularité des
Ivoiriens. Ils cumulent ou changent facilement de religion. »
Contrairement
aux idées reçues, les musulmans ne sont pas seulement majoritaires dans
le nord du pays. On estime qu’avec le développement des cultures
intensives (notamment de cacao), qui attire les travailleurs agricoles
vers le Sud, désormais 75 % des musulmans ivoiriens résident dans le sud
du pays, où il restent cependant minoritaires.
Dynamisme démographique et culturel de l’Islam en Côte d’Ivoire
À
Bouaké, on compte plus de 300 mosquées et des dizaines d’écoles
coraniques qui, depuis 2011, sont reconnues par l’État ivoirien. Dans le
quartier Kennedy, non loin de la station de radio Al Bayane, l’école
confessionnelle islamique Al Ittihadia accueille 800 élèves. « Et j’en
refuse tous les ans. Nos classes sont surchargées », confie l’Imam Abdoul
Karim Kanté. Il ajoute que la demande est telle actuellement que 10 000
écoles coraniques sont en attente d’agrément en Côte d’Ivoire.
À
Al Ittihadia, on enseigne trois jours par semaine en arabe et les
autres jours en français. Les enfants sont inscrits dès l’âge de cinq
ans et continuent l’enseignement dans la langue du Coran jusqu’au
baccalauréat. « Beaucoup de familles passent de l’école traditionnelle à
l’école coranique. Ça leur permet de profiter des deux systèmes. Nous
sommes reconnus par l’État et préparons les mêmes diplômes », conclue le
chef d’établissement, qui rappelle que son école existe depuis les
années 70 mais qu’elle fonctionnait alors dans la clandestinité.
L' »Ivoirité », un discours politique anti-musulman
Aujourd’hui
en Côte d’Ivoire, l’Islam a acquis de la visibilité et n’est plus
considéré comme un ennemi par le pouvoir .Les musulmans ivoiriens ont
pourtant longtemps subi les foudres de l' »Ivoirité », l’idéologie de la
préférence nationale lancée par Henri Konan Bédié (1994-1999),
poursuivie par le général Robert Gueï (1999-2000) et par Laurent Gbagbo
(2000-2010).
Cette
politique ethno-nationaliste s’est traduite par l’assimilation des
musulmans aux « Dioula », une ethnie du nord du pays, et a discriminé
pendant des années une frange importante de la population. Des mosquées
furent attaquées, des imams assassinés, des musulmans brûlés vif à de
nombreuses reprises.
Cet
affrontement entre tenants de l' »Ivoirité » et les populations
musulmanes du pays est à l’origine de la guerre civile ivoirienne. En
septembre 2002, ce sont des mutins majoritairement musulmans,
originaires du Nord ivoirien et soutenus par le Burkina Faso, qui
tentent un coup d’État provoquant la division du pays pendant huit ans.
Alassane Ouattara, premier président musulman de Côte d’Ivoire
L’arrivée
au pouvoir en 2011 d’un président musulman a mis un terme à la
partition de la Côte d’Ivoire et à la guerre civile. Elle a aussi a
ouvert un nouveau chapitre dans les relations entre l’État et l’Islam.
Si l’approche d’Alassane Ouattara était, à ses débuts, plutôt
œcuménique, ses détracteurs lui reprochent d’avoir fini par mener une
politique ethnique.
Prétextant
un « rattrapage » nécessaire, bien des postes administratifs et
politiques ont été confiés à des responsables originaires du nord du
pays, souvent musulmans. Les organisations islamiques nationales se sont
aussi rapprochées du pouvoir. Le Conseil supérieur des imams (COSIM),
l’Association des musulmans sunnites de Côte d’Ivoire (AMSCI) et le
Conseil des imams sunnites (CODIS) ont de plus en plus d’impact dans la
vie du pays.
Le discours religieux sous surveillance
« Ce
qui se dit dans les mosquées est pourtant très difficile à maitriser »,
explique le Professeur Issiaka Kone, sociologue à l’Université Alassane
Ouattara de Bouaké. « Le discours ivoirien change, car les jeunes imams
vont étudier en Égypte, au Maroc ou même au Pakistan.
De
plus en plus, les considérations politiques prennent le dessus sur le
discours religieux ». Pour éviter les risques de radicalisation, le COSIM
organise désormais des séminaires de formation pour les nouveaux Imams à
Abidjan.
Cette
surveillance de l’Islam intervient après plusieurs attaques jihadistes
intervenues sur le sol ivoirien. Quatre ans après l’attentat dans la
station balnéaire de Grand Bassam, revendiquée par Al-Qaïda au Maghreb
islamique, qui fit 22 morts, une autre attaque terroriste s’est déroulé à
Kafolo (nord du pays) le 10 juin 2020. L’attaque fait une quinzaine de
morts et n’est pas revendiquée, mais la katiba Macina du Groupe de
soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM affilié à Al-Quaeda) est
suspectée.
Cette
dernière est intervenue dans une zone où ont été déployés 300
militaires ivoiriens chargés de sécuriser les 1 000 km de frontières
avec le Mali et le Burkina-Faso, un opération baptisée « frontière
étanche » visant à contenir l’expansion du jihadisme.
La menace terroriste et la présidentielle du 31 octobre
Les
autorités ivoiriennes ont pris conscience de cette menace en inaugurant
en 2018 une académie antiterroriste à Bingerville avec l’aide des
spécialistes français.
Reste
que ce ne sont pas les risques jihadistes qui inquiètent le plus les
Ivoiriens aujourd’hui. Le scrutin du 31 octobre prochain a ranimé les
vieux démons de l' »Ivoirité ». Les affrontements entre communautés
ethniques ont fait plus de vingt morts ces dernières semaines.
Certains
partisans de l’opposition critiquent ce qu’ils appellent la politique
de « rattrapage ethnique ». D’autres ne peuvent s’empêcher de faire
l’amalgame entre musulmans et ethnies du nord favorables à Alassane
Ouattara.
« Si
les discours se radicalisent, d’autres récupérations peuvent se faire.
La religion peut facilement s’inviter dans l’arène politique et là,
véritablement, ce sera difficile de contrôler un certain nombre de
choses », conclut le professeur Issiaka Kone.