Le thiouraye, un produit de séduction qui résiste au temps
Le thiouraye, mélange artisanal détonant d’encens et de
parfum valorisé comme désodorisant par un certain art de vivre
sénégalais, s’est imposé aux femmes sénégalaises comme un incontournable
produit de séduction, malgré certaines prescriptions médicales modernes
difficilement réconciliables avec la force de l’imaginaire qui attache
bien d’autres vertus à ce produit.
Pour la bonne tenue des
maisons et des ménages, le thiouraye est tout ce qu’il y a de plus
indiqué au Sénégal, au point de devenir un produit indispensable à la
magie de certains couples, qui en abusent.
Les codes sociaux
auxquels le thiouraye fait référence renvoient tous à la meilleure
manière de garder son homme à la maison, de l’amener à se sentir mieux
chez lui qu’ailleurs, en l’enivrant de senteurs aussi renouvelées que
douces. Rien de plus facile pour ferrer les hommes sénégalais qui s’y
abandonnent volontiers.
Dimension de l’intimité obligeant, les
provisions de thiouraye se renouvellent surtout dans les coins les plus
secrets de quelques marchés spécialisés, à Dakar comme dans les autres
régions du pays.
Un jour comme un autre au marché HLM, à Dakar.
Un cadre et des habitudes qui ne changent presque pas ou très peu : même
affluence incroyable, même ambiance de carnaval, des journées devenues
complètement folles à vouloir débusquer – au meilleur prix de préférence
– le dernier produit à la mode, le tissu rare, la vaisselle d’exception
et le thiouraye le plus enivrant qui soit pour son mari.
Il
n’est pas rare, en ces lieux, que des commerçants se mettent à démarcher
de potentiels clients en allant à leur rencontre dans les étroits
couloirs de cette place forte du commerce informel. La concurrence,
parfois impitoyable dans le commerce informel, oblige parfois à se
démener pour s’assurer de bonnes recettes en fin de journée.
Mais
pour les vendeurs d’encens, point besoin de tels stratagèmes. La bonne
odeur du thiouraye suffit à sa publicité, dans un domaine où les
commerçants peuvent en plus compter sur une clientèle avertie et
fidélisée.
« On fait exprès de brûler du thiouraye juste devant
la boutique, pour que l’odeur nous apporte des clients autres que les
habitués », confirme Abdoulaye Thiouraye, un commerçant surnommé ainsi
par ses voisins, en tout cas un sobriquet qui suffit à lui seul comme
carte de visite.
De carte de visite, Abdoulaye Thiouraye n’en a
pas besoin en fait. Il n’y a qu’à le voir entouré de ses nombreux
clients, distribuant des salamalecs à tout-va, devisant avec les uns, se
mettant aux services des autres en leur faisant découvrir des senteurs
nouvelles. Il est sollicité à hauteur de sa réputation. Submergé même.
Il
ne peut donc répondre qu’à demi-mot à un curieux reporter, en lui
expliquant par exemple que la saison des pluies et les périodes de froid
sont des périodes pendant lesquelles il se trouve fortement félicité
pour ses produits.
Bara, son jeune frère, isolé dans un coin de
la boutique, le temps de faire quelques miracles en mélanges détonants
de grains de thiouraye et de parfums, répond présent à sa place, bien
meilleur client pour discuter de ce produit bien magique pour la vie de
certains couples.
« On achète séparément les grains et les
parfums pour ensuite les mélanger, mais il faut avoir le bon flair pour
arriver à un bon mélange. C’est ce qui fait la différence, chaque
vendeur de thiouraye gardant pour lui seul ses secret et astuces »,
dit-il sans arrêter de faire son mélange.
‘’Des noms hors du commun’’
Autour
de lui, de part et d’autre, des pots remplis de toutes sortes d’encens
multicolores. Une odeur et une appellation différentes, pour chaque pot
de thiouraye. Du « Mbaxalu Deum », du « Gowé », du « Sable de Médine », de la
« Drogue », de l’ »Orange Money », et ainsi de suite.
De
l’ingéniosité langagière au service de l’équilibre des couples, bien
plus en réalité que tout ce que le divan propose en termes de thérapie
et de coaching matrimonial, hommes et femmes adhérant à un univers
sensuel et sensualisé, tant pis si le trait est parfois trop tiré, tant
que ça fait raccorder au bonheur.
Abdoulaye Thiouraye
intervient. « Les Sénégalaises ont l’habitude de donner au thiouraye des
noms hors du commun », commente-t-il dans un sourire. « Ces noms sont plus
là pour séduire que pour autre chose », lance-t-il en précisant que sa
clientèle est essentiellement féminine.
« Il est rare que des
hommes viennent nous acheter du thiouraye, on ne voit que des femmes
ici », dit-il, avant de se remettre au service de sa clientèle. Mais il
suffit qu’il dise cela pour que, quelques minutes plus tard, un homme en
costume fasse son entrée dans la boutique.
Des clés dans une
main, un téléphone dans l’autre, le nouvel arrivant tente de passer un
appel vidéo. Abdoulaye Thiouraye va à sa rencontre. L’homme lui passe sa
femme au téléphone : une cliente d’Abdoulaye Thiouraye, qui se sert de
son mari pour faire provision de thiouraye. L’épouse lui donne des
indications, le mari choisit et renifle le produit avant de régler.
A
la question de savoir si c’est sa femme qui l’envoie acheter du
thiouraye, il répond en souriant : « Elle ne m’envoie pas, c’est trop
dire. Je sortais, et elle m’a demandé de chercher du thiouraye pour
elle. » Une scène qui a au moins l’avantage de renseigner sur la pleine
participation de certains hommes à cet univers de séduction.
C’est
que même pour ceux qui préfèrent garder l’anonymat, le thiouraye
contribue à la bonne ambiance à la maison : « J’aime bien le thiouraye
parce que non seulement ça dégage de la bonne odeur, mais aussi parce
que ça donne une bonne image quand on a des visiteurs, et je trouve que
c’est important. »
Le même homme, qui requiert l’anonymat, de
préciser que le hic, c’est que la fumée du thiouraye le dérange. Mais il
s’empresse d’ajouter : « Ma femme le sait, et elle utilise des appareils
électriques, englobe le thiouraye avec de l’aluminium. Ainsi on a
l’odeur sans la fumée. »
Une technique utilisée également par
Mariam Dramé, « une cliente fidèle » d’Abdoulaye Thiouraye : « J’achète
très souvent du Thiouraye ici. Quand on est femme, on a besoin de ça
pour alimenter son foyer parce que ça rend les hommes heureux. Nous les
Sénégalaises, on est très jongué » (coquettes, versées dans la
séduction), dit-elle entre deux rires.
A cause de la sinusite
de son mari, Mariam se trouve des astuces pour profiter des bonnes
senteurs du thiouraye sans la fumée. « Je prends le charbon de Dubaï sur
lequel je mets du papier d’aluminium, ensuite je fais brûler le
thiouraye dessus comme ça, ça ne fume pas et on profite de la bonne
odeur », dit-elle avant de prendre congé.
A quelques mètres de chez Abdoulaye Thiouraye, « Porokhane Thiouraye » offre le même univers de bonnes senteurs.
Ici,
la bonne odeur qui se dégage des pots de thiouraye fait plonger
subrepticement dans un environnement de spiritualité, avec des
récitations de khassaïdes (textes coraniques) qui se font entendre en
boucle, une allusion à ces poèmes écrits par Cheikh Ahmadou Bamba
(1853-1927), le fondateur du mouridisme, l’une des principales
confréries musulmanes sénégalaises.
Ibrahima Guèye, le maître
des lieux, ne semble pas avoir de temps à perdre pour un entretien. Sa
boutique est prise d’assaut par des femmes qui demandent son avis
concernant tel ou tel encens.
« Les femmes sont très régulières
ici, surtout pendant cette période. Elles utilisent souvent les
Thiouraye pour faire plaisir à leur mari ou pour obtenir quelque chose
d’eux », dit-il quand il a eu un peu de répit.
Il ajoute que le
thiouraye ne sert pas qu’à faire plaisir aux hommes. « Les marabouts
demandent souvent aux femmes de trouver du thiouraye. Certains d’entre
eux nous demandent des thiouraye dont on n’a jamais entendu parler »,
souligne Ibrahima Guèye.
C’est dire si le thiouraye a des
vertus insoupçonnées. « Chaque bois a son secret et sa spécificité. Il y a
des thiouraye qui favorisent la chance, d’autres qui servent à soigner
des maladies, à conjurer le mauvais œil et à se protéger de ses
ennemis », révèle Aïcha, une vendeuse de thiouraye.
Elle donne
l’exemple du « Santal », un thiouraye qui sert, selon elle, à éloigner les
mauvais esprits. « Quand on brûle du ‘Santal’ dans la maison, c’est
comme si on avait récité des versets coraniques, ça protège beaucoup »,
assure-t-elle.
‘’Bonne ambiance’’
Mais Aïcha ne peut
s’empêcher de revenir sur l’essentiel, les vertus du thiouraye pour la
bonne tenue des ménages. « Une femme a besoin de la bonne odeur pour
tenir bien son couple, et le thiouraye sert à ça », soutient-elle.
Ndèye
Khady Soumaré, coach en séduction et fondatrice du cabinet Kira
Coaching, confirme toute la place du thiouraye dans l’arsenal de
séduction des femmes sénégalaises.
Surtout, analyse-t-elle, le
thiouraye est aussi utilisé par les femmes comme un code pour faire
passer des messages à l’endroit de son conjoint.
« Le thiouraye
est l’un des éléments de la séduction sénégalaise au même titre que les
‘bine-bine’ (perles, NDLR), les petits pagnes, les nuisettes. Il se
démarque de ces autres outils par la bonne odeur qu’il dégage et la
bonne ambiance qu’il installe dans un ménage », explique Mme Soumaré.
Mieux, le thiouraye « est un code » que peuvent utiliser les femmes pour parler de leurs envies sans avoir à ouvrir la bouche.
Les
personnes qui en sont à ce niveau « ont créé un code de langage avec
leurs hommes », suivant lequel une odeur particulière par exemple est
dédiée à des moments intimes, explique Ndèye Khady Soumaré, active dans
le coaching depuis 2009.
« C’est donc tout à fait normal que
l’homme s’attende à un signe de la part de sa femme quand il sent cette
odeur particulière. C’est un code qui varie d’un couple à un autre »,
analyse-t-elle, ajoutant que la bonne odeur apportant souvent la bonne
humeur, « les femmes utilisent le thiouraye pour se mettre en valeur
autant de l’extérieur que dans l’intimité, et ainsi faire plaisir à leur
mari ».
« C’est d’ailleurs l’un des aspects de l’art d’être
‘jongué’ », c’est-à-dire coquette, « savoir être attirante en développant
de petites choses qui passent par le langage, la vaisselle, les repas…
C’est aimer faire plaisir à son homme, être généreuse et courtoise »,
résume la coach en séduction.
Une équivoque à lever : « On peut
bien être ‘jongué’ sans être une femme soumise. La soumission, c’est le
fait d’exécuter les ordres du conjoint », se conformer à ses désirs et
caprices, « ce qui est très différent de lui faire plaisir », précise
Ndèye Khady Soumaré.
La coach en séduction considère que la
séduction occupe « une place très importante dans un couple ». Il est à
son avis d’autant plus « important de continuer à séduire son ou sa
partenaire même une fois mariés, parce que la séduction n’est pas
temporaire, c’est quelque chose de permanent, c’est pour toute la durée
du mariage ».
« Toute personne qui a l’habitude de contempler le
beau a envie que cela dure. Si vous ne le faites plus », le conjoint « ira
voir ailleurs », prévient-elle.