Face au coronavirus, la défaillance de la première puissance mondiale
Depuis la découverte des premiers cas
sur le territoire américain, le président des États-Unis est passé du
déni à la désignation de boucs émissaires et se concentre aujourd’hui
sur un seul objectif : la reprise de l’activité économique. Donald Trump
a toujours affiché son mépris pour la science, et continue de nier
farouchement les responsabilités de son administration dans les retards
pris pour affronter la pandémie. Les dysfonctionnements constatés dans
la manière dont les États-Unis ont abordé cette crise majeure ont été
exacerbés par sa gestion chaotique. Bien que touchée après l’Asie et
l’Europe, la première puissance mondiale ne s’est pas préparée à
l’arrivée de la pandémie. Retour sur la chronologie d’une catastrophe
annoncée.
De notre correspondante à Washington,
- Janvier : les premières alertes
Le 18 janvier 2020,
Donald Trump se trouve dans sa résidence de Mar El Lago en Floride,
lorsqu’il reçoit un appel téléphonique de son secrétaire à la Santé.
Alerté au début du mois sur la possibilité d’une épidémie mondiale, Alex
Azar juge qu’il est temps d’informer formellement le président. Mais
Donald Trump, qui a déjà entendu parler du coronavirus lors des points
quotidiens des services de renseignements, est surtout préoccupé par la
procédure de destitution engagée contre lui au Congrès, et balaye les
inquiétudes de son secrétaire à la Santé.
Le
lendemain, alors que le procès du président au Sénat concentre
l’attention de tous les médias, un habitant de Seattle qui a voyagé en
Chine est déclaré positif au coronavirus. C’est le premier cas
officiellement décelé sur le territoire américain. Le centre de contrôle
et de prévention des maladies infectieuses, déjà sur le qui-vive,
obtient le renforcement des contrôles mis en place dès le 17 janvier sur
les vols en provenance de Chine dans les principaux aéroports du pays.
Les autorités sanitaires alertent le Pentagone, le département d’État et
les services de l’immigration sur le potentiel dévastateur du virus.
Mais le président ne semble pas concerné.
Le 22 janvier,
Donald Trump est à Davos, où il participe au Forum mondial de
l’économie. Il est interrogé publiquement pour la première fois au sujet
d’une potentielle épidémie aux États-Unis par la chaine de télévision
CNBC« Nous contrôlons complètement la situation, tout va bien se passer
»,assène-t-il.
À
Washington, les efforts de l’administration se concentrent
essentiellement sur le contrôle des frontières et sur le rapatriement
des américains séjournant en Chine. Une équipe est finalement constituée
à la fin du mois au sein de l’exécutif, sous la houlette du
vice-président Mike Pence, pour coordonner les efforts de
l’administration, toujours concentrée sur le sort des américains
expatriés. Le risque semble lointain. À la Maison Blanche, le conseiller
au Commerce du président semble néanmoins prendre la mesure de la
menace : dans un mémo rédigé le 29 janvier, il prévient que la maladie
pourrait mettre en péril la vie d’un demi-million d’Américains. Mais
Peter Navarro est jugé viscéralement hostile à la Chine, et son
avertissement n’est pas pris au sérieux. Le 31 janvier, les autorités
annoncent une première mesure pour lutter contre la propagation du virus
: toute personne étrangère ayant séjourné en Chine au cours des deux
semaines précédentes est désormais interdite de séjour sur le sol
américain. Une décision conforme à la volonté politique du président,
fervent partisan d’un sévère contrôle des flux migratoires.
Mais
le coronavirus est déjà aux États-Unis et aucun préparatif n’est
enclenché sur le sol national pour tenter de limiter sa circulation.
- Février : déni et immobilisme
Le
premier Américain emporté par le coronavirus décède le 7 février à
l’hôpital de Wuhan. « C’est juste une personne en Chine », commente le
président, qui assure avoir pris une mesure décisive en ayant fermé le
territoire américain aux voyageurs en provenance de ce pays. La veille,
une Californienne de 57 ans est morte chez elle, dans l’anonymat. Une
autopsie réalisée en avril montrera qu’elle est aussi décédée du
coronavirus. Mais en ce début février, tout le monde l’ignore, et le
danger semble encore loin pour les Américains.
Richard
Burr, chef de la commission du renseignement au Sénat s’emploie à les
rassurer : « Le gouvernement est mieux préparé que jamais pour parer au
Covid-19 »,écrit-il le même jour sur le site de Fox News. Le sénateur a
pourtant été prévenu de l’imminence de la crise dans le cadre de ses
fonctions : il en tire d’ailleurs les conséquences à titre personnel, et
vend en bourse entre 600 000 et 1,7 millions de dollars de titres,
notamment des actions de chaines hôtelières, anticipant la plongée des
valeurs à Wall Street. Trois autres sénateurs se débarrassent de leurs
actions après avoir assisté à la même réunion. Les autorités sanitaires
ont aussi prévenu les gouverneurs que le nombre de malades allait
augmenter de manière exponentielle, et certains commencent à se préparer
à l’arrivée de l’épidémie.
Il
n’y a encore qu’une dizaine de cas aux États-Unis, et le discours
officiel reste celui de l’apaisement. En meeting dans le New Hampshire
le 10 février, Donald Trump assure même que le virus aura disparu au
mois d’avril,« avec l’arrivée des premières chaleurs printanières ».
L’administration a ressorti les chiffres des décès annuels dus à la
grippe, et ne cesse de les brandir pour minimiser la menace du
coronavirus. Le président lui-même évoque régulièrement« un virus
grippal ». « La grippe tue des dizaines de milliers d’Américains chaque
année, la vie continue »,écrit-il sur son fil Twitter. Le 25 février,
Donald Trump est en déplacement officiel en Inde et affirme contre toute
évidence : « Nous sommes très proches d’avoir un vaccin. » Deux jours
plus tard, de retour à Washington, le président assure devant la presse «
le bilan sera proche de zéro, on fait un très bon boulot », avant
d’ajouter : « Le virus va disparaitre, il va disparaitre comme un
miracle. »
Au
même moment, un cas de transmission est pour la première fois repéré
sur le sol américain, en Californie. Sur Fox News, la chaine de
télévision préférée du président, les commentateurs se moquent du
coronavirus, et dénoncent un complot politique mené par les démocrates
dans le but de nuire à la présidence. La présentatrice Trish Regan
s’emporte : « Les démocrates jouent avec la peur. C’est une nouvelle
tentative pour tenter de destituer le président. La haine déborde. »
L’argument est repris par le président lors d’un meeting le 28 février
en Caroline du Sud, sous les acclamations de ses partisans. Le
lendemain, le président annonce le premier décès d’un homme des suites
d’une infection du Covid-19 sur le sol américain. Il s’agit d’un
quinquagénaire qui n’avait pas voyagé auparavant.
- Mars : changement de ton à la Maison Blanche
Le 2 mars,
un premier malade est décelé à New York. Le virus apparait
progressivement dans plusieurs États du pays. Donald Trump continue de
minimiser le danger. Il dénonce des « fake news », de fausses
informations colportées par des médias hostiles. Le 6 mars, le président
visite le centre fédéral pour le contrôle et la prévention des maladies
coiffé d’une casquette aux couleurs de sa campagne, assure avoir une
capacité « naturelle » à comprendre l’épidémie, estime qu’il aurait pu
être médecin et que les tests du coronavirus produits aux États-Unis
sont parfaits.
De
nombreux experts dénoncent pourtant un manque cruel de tests de
dépistage, et surtout le retard avec lequel ils ont été rendus
accessibles. L’administration américaine a refusé les tests homologués
par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et a perdu un temps
précieux avant de pouvoir en produire elle-même. Sans attendre de
directive fédérale, plusieurs États américains commencent à imposer la
fermeture des écoles, l’interdiction de gros rassemblements. Mais le
président lui n’entend pas suspendre sa campagne. Il serre les mains de
ses admirateurs et affiche sa sérénité face à l’épidémie. Le 9 mars,
premier signe tangible de la crise, la bourse est en chute libre et les
cotations sont même suspendues quelques instants à Wall Street. Plus
sensible à l’évolution de l’indice Dow Jones qu’aux graphiques
inquiétants présentés par les autorités sanitaires, Donald Trump,
soucieux d’apaiser les marchés, réagit : « Nous allons prendre des
mesures de grande ampleur pour que les entreprises ne soient pas
pénalisées par l’épidémie », déclare-t-il, avant de préciser : « Ce
n’est pas de notre faute, ce n’est pas la faute de notre pays. »
Lorsqu’il évoque le coronavirus, le président parle de « virus chinois
». Les agressions contre les Américains d’origine asiatique commencent à
augmenter.
Deux jours plus tard,
changement de ton à la Maison Blanche : lors d’une adresse solennelle à
la nation depuis le bureau ovale, Donald Trump étend l’interdiction
d’entrée sur le territoire américain aux Européens de la zone Shenghen.
Un discours posé mais confus : le président annonce la suspension du
fret commercial avec le vieux continent, et se voit ensuite contraint de
rectifier ses propos sur Twitter. Le grand public américain, lui, est
sans doute plus frappé le même soir par l’annonce de l’annulation de la
saison de basket de la NBA, après l’infection d’un joueur.
La
maladie progresse. De plus en plus d’événements publics sont annulés à
travers tout le pays. Le 13 mars, le président américain décrète l’État
d’urgence. La mesure permet de débloquer 50 milliards de dollars de
fonds fédéraux pour aider les États les plus touchés : Washington, la
Californie, New York, l’Illinois. Lors de la conférence de presse qui
suit son intervention, Donald Trump est bousculé par des questions sur
les retards et les dysfonctionnements constatés dans la distribution de
tests de dépistage.« Je n’en suis pas du tout responsable »,répond-il.
Une journaliste l’interroge sur le démantèlement en mai 2018 de la
cellule de gestion des pandémies mise en place par l’administration
Obama pour coordonner les efforts des différentes agences fédérales, et
le président, visiblement agacé, se défausse : « C’est une question
méchante et quand vous dites que c’est moi, ce n’est pas moi, c’est
peut-être mon administration, je ne suis pas au courant. »
Le lundi 16 mars,
Donald Trump prend publiquement la mesure du danger.« C’est un mauvais
virus, un très mauvais virus. Il est extrêmement contagieux
»,souligne-t-il. Et pour la première fois, le président donne des
directives : « Les Américains, y compris les jeunes en pleine santé,
déclare-t-il, doivent éviter tout rassemblement supérieur à dix
personnes ». Deux jours plus tard, il annonce la fermeture de la
frontière avec le Canada, puis celle avec le Mexique. Depuis
l’instauration de l’État d’urgence, Donald Trump consacre un point de
presse quotidien au coronavirus. Il se pose désormais en chef de guerre
et évoque« un ennemi invisible ».
Ce
revirement plait aux Américains : le président frôle les 50 %
d’opinions positives, un seuil jamais atteint depuis son élection. Mais
le pays s’enfonce dans la crise. Le 26 mars, les États-Unis enregistrent
un pic record des inscriptions au chômage : en une semaine, près de 3,3
millions de personnes ont déposé une demande d’allocation. Le
lendemain, Donald Trump signe un plan massif d’aide à l’économie
américaine, voté par le Congrès : 2000 milliards de dollars, destinés à
soutenir les entreprises, le système de santé et les particuliers. C’est
le plan de soutien le plus important jamais adopté aux États-Unis, et,
fait rare sous la présidence de Donald Trump, le Congrès l’a voté avec
une belle unité bipartisane. Avec plus de 140 000 malades, les
États-Unis sont désormais le pays qui compte le plus de cas de
coronavirus. Donald Trump reconnait l’ampleur du désastre, mais affirme
le 29 mars :« S’il y a moins de 100-000 morts aux États-Unis, nous
aurons fait du bon boulot. »
Avril : rouvrir l’Amérique sur fond d’hécatombe
Les
États-Unis continuent d’afficher les records : plus grand nombre de
personnes contaminées, plus grand nombre de décès. New York devient
l’épicentre de l’épidémie. La pression monte de toutes parts devant le
manque de respirateurs artificiels et de matériel de protection pour le
personnel soignant. Mais le président renvoie la responsabilité de ces
carences aux gouverneurs, et assure avoir fait le maximum pour leur
venir en aide. Il blâme aussi la Chine, l’OMS et l’administration
précédente.
Aucun
grand centre urbain n’est épargné par la maladie et la majorité de la
population vit désormais sous de strictes mesures de confinement. Le
chômage explose : les statistiques du 10 avril montrent qu’un Américain
sur dix est désormais inscrit comme demandeur d’emploi. À la Maison
Blanche, le président s’inquiète : il comptait sur les bons résultats de
l’économie pour assurer sa réélection.« Nous ne pouvons pas laisser le
remède devenir pire que le mal »,répète-t-il depuis la fin mars.
La
reprise de l’activité devient une priorité pour le président, poussé
par sa base électorale. Le nombre de morts bat chaque jour des records,
mais le président affirme voir « la lumière au bout du tunnel ». Le 13
avril, Donald Trump affirme, en dépit de la Constitution, qu’il a une «
autorité totale »pour imposer aux États la levée des mesures de
confinement. Les États-Unis recensent plus de 660 000 cas de Covid-19
et plus de 32 000 morts, mais des signes de ralentissements de
l’épidémie sont enregistrés, notamment dans l’État de New York le plus
touché. Le 16 avril, le président dévoile son plan de réouverture de
l’économie. « Nous pouvons entamer la prochaine phase de notre guerre,
que nous appelons : ‘faire redémarrer l’Amérique’ », déclare Donald
Trump lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche. Le président
reconnait finalement que les gouverneurs seront les seuls à décider de
la levée des mesures de confinement qu’ils ont prises, et présente de
simples recommandations. Mais sur Twitter, il encourage les Américains
qui réclament la levée des consignes de confinement, attise la colère de
ses électeurs contre les gouverneurs démocrates qui les ont imposées.
Peu nombreux, ces manifestants jouissent d’une couverture médiatique
démesurée sur la chaine de télévision Fox News. Mais la majorité des
Américains restent prudents, et se disent opposés à la levée prématurée
de ces mesures de précaution.
Le 24 avril,
les États-Unis passent le cap tragique des 50 000 morts. Ce jour-là,
plusieurs grandes marques de produits ménagers sont contraintes de
publier des communiqués pour mettre en garde les Américains contre
l’ingestion ou l’injection de leurs nettoyants. Les urgences sanitaires
du Maryland font de même après avoir reçu une centaine d’appels de
personnes demandant si avaler de l’eau de javel pouvait être utile pour
se débarrasser de la maladie. À l’origine de cet emballement : une
déclaration du président, qui la veille a estimé que « nettoyer ses
poumons avec du désinfectant, pourquoi pas par injection » était une
piste à explorer.
Donald
Trump affirmera par la suite qu’il s’agissait d’une remarque «
sarcastique », ce que rien ne pouvait le laisser supposer. Pendant une
bonne partie du mois de mars, le président s’est emballé autour du
traitement à base de chloroquine. Il a vanté les vertus de cet
antipaludéen de manière quasi quotidienne, jusqu’à ce que l’agence
fédérale chargée de superviser les médicaments rende son verdict après
plusieurs études : rien ne prouve que la chloroquine ait un impact sur
le coronavirus, et son utilisation peut être dangereuse.
Le
mois d’avril s’achève sur un bilan terrible : plus d’un million
d’Américains contaminés, plus de 60 000 morts. La maladie continue de
progresser, mais peu à peu, les gouverneurs des États républicains
allègent les mesures de confinement qu’ils ont imposées aux habitants.
Et ce, sans pour autant se conformer aux recommandations de la Maison
Blanche, qui préconise quatorze jours de déclin de la maladie avant la
levée de ces précautions sanitaires.
- Mai, cap sur l’économie
Donald Trump effectue son premier déplacement en dehors de Washington depuis la fin mars. Le président ne rend pas visite au personnel médical ou à des familles endeuillées, l’empathie n’est pas son fort. Il préfère se rendre dans une usine qui fabrique des masques de protection dans l’Arizona, pour promouvoir un message : l’économie américaine va redémarrer ! L’hôte de la maison blanche n’ignore pas que la réouverture des entreprises risque d’augmenter la contamination, mais il estime que le pays ne peut plus rester à l’arrêt. Interrogé sur les potentielles victimes de cette politique, il évoque des« combattants », les« guerriers de notre nation ». Dans un vaste entrepôt devant les employés, il se lance dans un discours plein de promesses sur l’économie américaine, fait intervenir un couple de restaurateurs latinos qui chantent ses louanges, affiche sa confiance inébranlable en l’avenir. A la fin de son intervention, des hauts parleurs diffusent l’air des Rolling Stones qui clôt habituellement ses meetings électoraux : Donald Trump est reparti en campagne.
Le 8 mai, Donald Trump s’invite dans l’émissionFox and Friends sur sa chaine de télévision préférée. Pendant cinquante minutes il revient sur l’affaire des ingérences russes dans sa campagne (« un complot »), tacle Joe Biden, (« plus il parle mieux c’est pour moi »), et martèle son message sur la nécessaire réouverture de l’économie : « L’année prochaine sera exceptionnelle »,assure-t-il. Les chiffres du chômage du mois d’avril tombent en direct, pendant son intervention : 14,7 % des actifs américains sont désormais demandeurs d’emploi, le taux le plus important depuis la grande dépression des années 30. « C’était complètement attendu, personne n’est surpris, même les démocrates ne me blâment pas », réagit le président avant de répéter « Il faut rouvrir le pays, c’est ce que veulent les Américains. L’année prochaine sera exceptionnelle. »
En ce vendredi 8 mai, alors que Donald Trump intervient sur Fox News, le compteur de CNN -la chaine d’information continue concurrente et détestée par le président- affiche son terrible décompte : 75 670 morts et 1,256 972 malades. Les projections des experts prévoient un bilan supérieur à 100 000 morts d’ici l’été. Mais quelque soit la course affolante des chiffres, le discours du président américain comporte une constante immuable : sa confiance inébranlable en lui-même. « J’ai su qu’il s’agissait d’une pandémie bien avant les autres », a-t-il assuré, quelques semaines à peine après avoir nié l’existence du moindre danger. Tout au long de la crise, l’hôte de la Maison Blanche n’a jamais cessé d’affirmer qu’il était le meilleur. Car quoiqu’il advienne, Donald Trump se place toujours dans le camp des vainqueurs.