La Belgique engagée dans une guerre hybride sous la mer du Nord: “Les gens n’ont aucune idée de ce qu’il s’y passe”
Le nouveau gouvernement De Wever est formel: la Belgique se trouve en première ligne d’une guerre hybride, qui se joue principalement sous la surface de la mer. La Défense s’efforce de protéger nos ports et infrastructures en mer du Nord contre l’espionnage et le sabotage, essentiellement de la part des navires russes, qui apparaissent de plus en plus souvent au large de nos côtes. Quelle est l’ampleur de la menace? Quel type de dégâts peuvent-ils infliger? Et quelles seraient les conséquences pour notre pays? “Les gens n’ont aucune idée de ce qui se passe en mer”.
“La Belgique se trouve en première ligne d’une guerre hybride contemporaine”. Ce ne sont pas les mots d’obscurs survivalistes, mais c’est ce que l’on peut lire dans le nouvel accord du gouvernement De Wever. La menace d’un conflit en mer du Nord n’est plus une hypothèse, mais une réalité. Terrorisme, espionnage, sabotage et cyberattaques, jamais la menace de guerre n’a paru aussi alarmante pour notre pays.
De plus en plus de navires russes
Le capitaine Kurt De Winter est directeur du Maritime Operations Centre (MOC) à Zeebrugge et suit toute la navigation dans notre partie de la mer du Nord. “Si un navire suspect attire notre attention par des changements de cap inexpliqués, des variations de vitesse ou un comportement anormal, nous envoyons nos navires de patrouille comme effet de dissuasion”, explique-t-il.
Il est particulièrement inquiet du nombre croissant de frégates russes dans la mer du Nord. “Au cours des trois dernières années, le nombre de navires issus de pays qui ne sont pas membres de l’OTAN a doublé. Leur objectif principal est de cartographier nos infrastructures en mer, comme les pipelines, les câbles de communication et les câbles énergétiques des parcs éoliens, en vue de futurs sabotages.”
Des falsifications d’informations
En principe, tous les bateaux sont tenus de mettre en marche leur système d’identification automatique (SIA), ce qui permet de les suivre électroniquement. Cependant, de nombreux navires russes falsifient ces informations ou éteignent leur SIA pour rester sous le radar. Il devient donc difficile de savoir où ils se trouvent précisément et quelles sont leurs intentions. “Dans ce cas, nous devons nous reposer sur des radars et des observations visuelles”, poursuit De Winter. “Nous partageons aussi des informations avec nos partenaires de l’OTAN.”
Le responsable de la Sécurité maritime à la Direction générale belge de la Navigation connaît bien le problème. Il préfère rester anonyme pour des raisons de sécurité. “Le problème réside surtout dans les navires espions non identifiés. Ils utilisent des navires discrets comme des bateaux de pêche ou des petites embarcations, car ils sont difficiles à localiser et elles ne sont pas obligées d’utiliser des transpondeurs. Et bien que l’attention soit souvent portée sur la Russie, des pays comme la Chine, l’Iran et la Corée du Nord peuvent aussi être impliqués dans des activités d’espionnage et de sabotage.”
Kurt De Winter © Benny Proot
“La mer du Nord, la onzième province belge”
La mer du Nord est bien plus qu’une simple étendue d’eau entre notre pays et le Royaume-Uni. C’est une zone comportant divers intérêts économiques, écologiques et de sécurité. “C’est notre onzième province”, souligne l’expert maritime Rodrigue Bijlsma de l’Officers On Watch (OOW), un bureau de recherche et de conseil indépendant en sécurité maritime.
Selon lui, “Il faut voir la mer du Nord comme un grand site industriel où diverses activités se croisent, comme les routes maritimes, la pêche, l’extraction de sable, les exercices militaires, les parcs éoliens et les projets d’innovation.”
Sous la mer du Nord se trouve un réseau de gazoducs et de câbles pour la télécommunication et l’électricité. Ces conduites sont essentielles pour l’approvisionnement énergétique, la communication et le transfert de données en Belgique et en Europe. Et elles sont particulièrement vulnérables aux actes de sabotage, comme ce qui s’est récemment produit en mer Baltique.
Sabotage de câbles
“La coupure de câbles de données sous-marins n’est pas un problème insurmontable, car le trafic de données peut être rapidement redirigé”, explique Bijlsma. “Mais dès qu’une personne coupe simultanément plusieurs câbles à différents points stratégiques, internet et l’électricité peuvent être coupés. Prenons un exemple: l’année dernière, un navire a été attaqué et coulé en mer Rouge, entraînant la coupure de trois câbles de données vers l’Afrique. Cela a temporairement réduit le trafic Internet de presque 70%. Si cela se produisait en Europe, l’impact serait gigantesque. Imaginez les transactions bancaires et boursières qui ralentiraient considérablement ou même disparaîtraient.”
L’attaque du 26 septembre 2022 contre le gazoduc Nord Stream en mer Baltique a démontré la vulnérabilité des gazoducs sous-marins. D’énormes quantités de méthane se sont échappées après que trois pipelines aient été gravement endommagés à une profondeur de 70 à 90 mètres par des explosifs sous-marins. “Contrairement aux câbles de données et aux câbles électriques, nous n’avons pas de système de redirection pour les gazoducs”, explique la source de la Direction générale belge de la Navigation. “Il y a un gazoduc qui relie la Norvège à Zeebrugge. S’il est touché, il n’y a pas d’alternative.”
Mer du Nord © AFP
Très peu de contrôles
“Imaginez un scénario comme le Bataclan, mais sur un ferry”, affirme le responsable de la sécurité maritime. “Il y a très peu de contrôle sur les ferries entre la France et l’Angleterre. Si des terroristes armés montent à bord et commencent à tirer, les passagers sont pris au piège. Je ne veux pas inciter à des idées, mais c’est un scénario auquel nous devons être préparés.”
Le transport maritime lui-même est également une cible potentielle pour le terrorisme. Par exemple, bloquer une route maritime en faisant couler un navire. Si quelqu’un parvient à créer un blocage sur l’Escaut, les conséquences pour les ports d’Anvers et Gand seraient catastrophiques. Surtout si cela dure des semaines ou des mois pour dégager un navire”, explique-t-il. Prenez l’exemple du porte-conteneurs Ever Given, qui a été bloqué en 2021 dans le canal de Suez. Ce blocage a duré six jours et a paralysé le trafic maritime mondial.
“Un tel blocage pourrait entraîner la rupture de l’approvisionnement pour notre pays et les stocks dans les magasins se videraient rapidement. Imaginez cela. Et à cause du sabotage, des activités quotidiennes comme payer avec une carte pourraient soudainement devenir impossibles. Les gens n’ont aucune idée de ce qui se passe en mer”, conclut Kurt De Winter.