Bilan de la présidentielle du 24 mars 2024 : La ‘’guérilla’’ du Conseil constitutionnel en débat
En Afrique, l’élection présidentielle est souvent
crisogène. Au Sénégal, la République et la démocratie, tant enviées, ont
chancelé entre février et mars dernier suite à la décision de l’ex Chef
de l’État Macky Sall de reporter sine die l’élection présidentielle à
quelques heures du lancement de la campagne. Revenant sur les péripéties
de cette crise électorale désamorcée de justesse par le Conseil
Constitutionnel, des spécialistes du Droit constitutionnel, des
universitaires, des membres de la société civile, entre autres, ont
dressé le bilan et dégagé les perspectives de l’élection présidentielle
du 24 mars dernier, lors d’une table ronde organisée, jeudi 6 mars, par
l’Association sénégalaise de Droit Constitutionnel (Asdc).
La
première partie du panel était consacrée à la « posture du juge
constitutionnel » dans cette crise. Si l’écrasante majorité des
Sénégalais ont tiré un chapeau bas au 7 sages qui se sont dressés en
ultime rempart de la République face à la dérive autoritaire de l’ancien
régime, il n’en demeure pas moins, selon certains constitutionnalistes,
que le Conseil Constitutionnel a, des fois, « dans sa guérilla »,
outrepassé ses prérogatives. Parfois, Badio Camara et Cie ont été
incohérents, entre autres observations, selon leurs pairs.
Campant
le sujet dans sa présentation-bilan, le Pr Boubacar Ba, assesseur de la
faculté de droit de l’Ucad déclare : « Le Sénégal a organisé sa 12e
élection présidentielle depuis 1960. A chaque élection présidentielle,
le juge constitutionnel, que cela soit sous l’empire de l’ancienne Cour
Suprême ou sous le Conseil Constitutionnel actuellement, a toujours joué
un rôle central dans la gouvernance de cette période particulièrement
complexe ». Cependant, précise-t-il, en quittant la sphère du
monopartisme pour arriver à un système concurrentiel avec le
multipartisme intégral, le juge constitutionnel a vu sa tâche se
compliquer. Le parrainage et ses corollaires ont davantage complexifié
l’office du juge en matière électorale.
D’ailleurs, dira le Pr
Ba concernant l’élection présidentielle de 2024, « jamais élection n’a
retenu autant d’hypothèques, d’incertitudes au regard de la décision qui
a été prise par le président de la République de reporter cette
élection ». Une rupture délibérée du processus qui a appelé de la part
du juge « une intervention plutôt active dans le cadre du processus de
traitement de litiges en général ».
Posture proactive du Conseil Constitutionnel
Selon
l’assesseur de la Faculté de Droit de l’Ucad, dans la gestion de ce
processus électoral jalonné de dysfonctionnements et chargé de tension,
le juge constitutionnel a semblé « s’accommoder à ce qu’on peut appeler
une double temporalité de la séquence électorale selon que cette
temporalité épouse la normalité ou l’anormalité ». D’abord, dans un
premier temps, les 7 sages ont incarné « un rôle proactif avant de jouer
un rôle réactif » pour sauver les meubles.
« Proactif parce que
le juge constitutionnel a effectué un accompagnement du processus par
le cadrage du traitement des candidatures. Pour anticiper les possibles
problèmes le conseil a, en effet, pris les devants en fixant les
modalités de réception des candidatures et de contrôle du parrainage
pour éviter les problèmes qu’on a connu en 2019 ». Dans cette phase du
processus, le juge semble s’être acquitté des « opérations et actions »
relevant de ses fonctions.
Mais cette phase de normalité
processuelle subira un coup d’arrêt avec l’intervention d’un fait
perturbateur : « la décision du président de la République de repousser
les élections à travers le décret 2024-106 du 3 février 2024 portant
abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection
présidentielle du 25 février 2024 ». Cette décision, de l’avis des
constitutionnalistes, a installé le processus électoral dans une phase
incertaine d’anomalies processuelles.
Un Précédent dangereux qui
a, à lui seul, suffit pour attirer « la réactivité du juge
constitutionnel ». En effet, constatant comme tous les Sénégalais que
l’autorité suprême a délibérément décidé de freiner et remettre en cause
le processus en cours à des fins politiciennes, le Conseil
Constitutionnel s’est estimé devoir s’affirmer.
Une réactivité discutable du Conseil Constitutionnel
Mis
à l’épreuve, la réactivité du le juge constitutionnel a été «
discutable » à bien des égards. Même si cela a permis de mener le
processus à bon port, recollant, chemin faisant, les fêlures de cette
vitrine démocratique craquelée qu’est le Sénégal. « Face à la décision
du report il (le Conseil) n’a entendu accorder aucune marge de
concession à tout ce qui pouvait ralentir ou torpiller le processus déjà
engagé. Dans ces conditions, le juge ne s’est pas empêché d’invalider
les textes (décret et loi) portant report de l’élection. En apportant
des soins précis pour comprimer les délais afin de ne pas dépasser la
date du 2 avril, par la décision du 15 février 2024 », fait constater Pr
Ba pour s’en réjouir.
Mais là-où les juges du Conseil
Constitutionnel ont quelque peu fauté, d’après lui, c’est sur « le
raisonnement à l’appui duquel ils (les 7 sages) ont cherché à dire le
droit ». Ce raisonnement a « parfois affecté les équilibres
institutionnels ou heurté le bon sens ». En la matière, poursuit Pr Ba, «
l’appétit conquérant du conseil laisse parfois suggérer qu’il empiète
dans un premier temps dans les fonctions exécutives ou alors laisser
dans un second temps quelques impressions de s’adonner à des distorsions
dans le raisonnement ».
Le Conseil a empiété sur les prérogatives du Président de la République
Depuis
quelque temps, ajoute M. Ba, « il y a une tendance de la part du juge
constitutionnel de grappiller un peu les compétences du Président de la
République ». Il en veut pour preuve cette collision avec le Chef de
l’exécutif dans un champ d’action qui lui est entièrement dévolu. «
L’article 42 confie au Président de la République les responsabilités de
‘garant du fonctionnement régulier des institutions’. Et pourtant l’on
se rencontre de plus en plus que le Conseil constitutionnel s’adonne
justement à des velléités de substitution du Président de la République
par rapport à cette mission », dénonce Pr Ba.
La preuve, selon
lui, la décision du 15 février 2024 semble admettre que le conseil
constitutionnel doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir
régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général. «
Cette fonction nouvelle du Conseil crée la confusion », estime-t-il.
Il
a été également noté dans la posture des 7 sages des « distorsions
argumentatives ». « Des fois, on a du mal à suivre le conseil à travers
certaines cohérences dans le cadre de son analyse. L’invocation de la
plénitude de juridiction en matière électorale. Ce n’est pas une
question nouvelle. C’est une compétence que le conseil avait invoqué
dans sa décision du 2 mars 1993. Le dernier considérant de cette
décision suggère que le conseil pouvait pousser des investigations aussi
loin que nécessaire dans l’appréciation de la sincérité du processus
électoral en vertu de sa plénitude de juridiction », confie-t-il à ce
propos.
Ce qui semble être abusif s’agissant de l’invocation de
cette compétence, à en croire le spécialiste du Droit constitutionnel,
c’est la propension du Conseil de « vouloir l’étendre aux actes
réglementaires des autorités administratives ». S’appropriant ainsi la
faculté de contestation des actes administratifs participant directement
à la régularité d’une élection. « On peut certes reconnaître au conseil
la plénitude de juridiction mais on ne peut pas admettre en revanche
qu’il étende cette mission-là jusqu’à vouloir s’accaparer d’un bastion
qui est propre au juge administratif notamment la Cour suprême qui doit
contrôler la légalité des actes pris par les autorités administratives
», analyse-t-il.
Conflit entre le juge administratif et le juge constitutionnel
A
cet égard, le Conseil semble aussi empiété sur les prérogatives de la
Cour Suprême notamment sur « la qualification de certains actes, d’actes
de gouvernement ». « Les mesures qui sont prise par le président de la
République et qui sont en rapport avec l’organisation du référendum et
des élections ce sont des compétences que le président puise directement
de la constitution et de ce point de vue échappe au contrôle de la
légalité parce qu’on les considère comme des actes de gouvernement »,
précise Pr Boubacar Ba à ce propos.
Pour étayer son propos, il
invoque l’arrêt n °19 du 17 mars 2016, Ousmane Sonko contre l’État du
Sénégal. La Cour suprême avait clairement signifié à l’actuel Premier
ministre Ousmane Sonko qui sollicitait entre autres, l’annulation du
décret portant convocation du corps électoral pour le référendum, que
cet acte fait partie des pouvoirs constitutionnels du Président de la
République. La Cour précisera que « constituent notamment des actes de
gouvernement ceux par lesquels, le gouvernement participe à la fonction
législative, ceux accomplis par le gouvernement à l’occasion de la
préparation du référendum et les actes relatifs aux relations
internationales ». Par conséquent, avait conclu la Cour, le décret en
question « est un acte de gouvernement insusceptible de recours pour
excès de pouvoir ».
En vertu de ce qui précède, estime M. Ba le
décret portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour
l’élection présidentielle du 25 février 2024, est « un acte de
gouvernement » donc insusceptible de recours pour excès de pouvoir.
Ainsi, le conseil a donc outrepassé ses prérogatives en l’annulant. Un
avis que ne partage pas son collègue enseignant-chercheur, Maurice
Soudieck Dione qui juge dangereuse cette perception des choses car cela
servirait de caution juridique de la « confiscation du pouvoir ».
Deux poids deux mesures dans les dossiers de Sonko et de Karim
L’autre
observation sur la posture du juge constitutionnel c’est cette
impression de deux poids, deux mesures à travers sa jurisprudence. Sur
le cas Karim Wade, souligne Pr Ba, le juge a pris le soin « d’intégrer
une donnée nouvelle pour recaler ce candidat » : la preuve brandie par
Thierno Alassane Sall attestant que Karim a postérieurement renoncé à sa
nationalité française. Par contre, dans les mêmes formes, « le juge n’a
pas voulu ouvrir aussi une information nouvelle qui concernait Ousmane
Sonko notamment la décision rendue par la Cour Suprême le 4 janvier 2024
». « On a l’impression qu’à la tête du client, le juge constitutionnel
semble satisfaire à certaines prétentions », fulmine-t-il.
Cette
même légèreté a été observée sur la fixation de la date du scrutin. «
C’est par un communiqué que le Conseil est revenu sur la date de
l’élection (du 31 au 24 mars). La décision rendue par le conseil le 5
mars fixait la date de l’élection mais le président sachant que 31
coïncidait à la fête de Pâques a fixé le scrutin au 24 mars. Le conseil
devait se réunir pour acter cette nouvelle date à travers une
délibération. En lieu et place, c’est un communiqué sorti par le
président du conseil qui a été rendu public. Les deux actes n’ont pas la
même valeur juridique », souligne le juriste.
Autant de
manquements qui, espèrent les spécialistes du Droit constitutionnel,
seront pris en charge dans les recommandations des assises de la justice
dont le facilitateur Pr Babacar Guèye était le modérateur de la table
ronde.