Ibrahim Hamidou Dème : “Le Président de la République ne doit plus avoir l’exclusivité dans la nomination des juges du Conseil constitutionnel”
Après Babacar Fall
qui s’est prononcé sur les réformes annoncées du système électoral, au
tour de Ibrahima Hamidou Dème de donner son éclairage sur la volonté du
Président Bassirou Diomaye Faye d’entreprendre “des réformes pour
redorer le blason de la justice”. L’ancien Magistrat expose les réformes
qui lui paraissent les plus urgentes. En
2018 vous disiez « démissionner d’une justice qui a démissionné ». A la
veille de la célébration de la fête de l’indépendance le tout nouveau
président Bassirou Diomaye Faye promet d’appeler à des concertations
pour dit-il « redorer le blason de la justice, lui rendre le prix
qu’elle mérite et la réconcilier avec le peuple au nom duquel elle est
rendue ». Pour vous qui, il y a quatre ans, avez claqué la porte de la
magistrature, cela doit être certainement une bonne nouvelle ?
Bien
sûr ! La réforme de la justice constitue une sur priorité pour toute
personne qui est attachée à l’état de droit et à la démocratie. On a
constaté depuis une vingtaine d’années et cela s’est exacerbé depuis
quelques années surtout depuis 2012 qu’il y a une atteinte extrêmement
grave à l’indépendance de la justice. Cette atteinte est du fait de
l’hégémonie du pouvoir exécutif par rapport au pouvoir judiciaire de
telle sorte que les justiciables ont pratiquement perdu confiance en la
justice. C’est pourquoi, il est impératif de faire des réformes
profondes pour que le citoyen puisse retrouver confiance aux magistrats,
retrouver confiance en la justice. Mais aussi pour permettre au Sénégal
qui était une démocratie de retrouver la place qu’il avait dans le
concert des nations démocratiques.
Répondant
aux accusations selon lesquelles la justice est instrumentalisée,
l’ancien ministre de la justice Ismaila Madior Fall répondait que la
justice marchait et qu’on ne parlait d’instrumentalisation que quand ça
concerne les politiques. Qu’en dites-vous ?
C’est
une manière de voir. Si on s’en tient au volume des contentieux
examinés par les magistrats, les affaires dites politiques n’en
constituent qu’une infime minorité. Mais j’ai l’habitude de dire que
l’indépendance de la justice est mesurée à l’aune des affaires qui sont
médiatisées, aux affaires qui concernent les hommes politiques…
“Depuis 2000 et surtout depuis 2012, on remarque qu’on ne poursuit que les opposants politiques, qui ne sont pas aux affaires alors qu’il aurait été plus logique que les personnes qui gèrent nos deniers publics soient poursuivies”
Ce qui semble être un jugement partial…
Non.
Il est normal que l’on essaie d’apprécier l’indépendance de la justice
par rapport à ce que nous connaissons, par rapport aux affaires qui sont
portées à notre connaissance. C’est quelque chose de tout à fait
normal. Et surtout par rapport aux affaires qui concernent les hommes
politiques. L’indépendance de la justice n’a qu’un objectif, c’est
essayer de tout faire pour que les magistrats puissent prendre leurs
décisions au-delà de toute pression. Le magistrat, rappelons-le, n’est
soumis qu’à l’autorité de la loi. C’est la Constitution du Sénégal qui
le dit. On se rend compte que dans les affaires qui ont une connotation
politique ou qui impliquent des hommes politiques très connus, des
leaders de l’opposition, que la justice fonctionne de manière à ce qu’on
considère qu’elle n’est pas indépendante. Depuis 2000 et surtout depuis
2012, on remarque qu’on ne poursuit que les opposants politiques, qui
ne sont pas aux affaires alors qu’il aurait été plus logique que les
personnes qui gèrent nos deniers publics soient poursuivies, je ne parle
pas de condamnation. C’est une justice à deux vitesses qu’on constate.
Une justice qui s’applique pour des opposants. Une justice qui néglige
d’agir même quand il y a des rapports dont on a connaissance qui mettent
en évidence parfois une gestion extrêmement grave des deniers publics.
Jusque-là dans la gouvernance du président Macky Sall, on n’a pas
constaté une seule fois un responsable du régime qui est inquiété. Cela
renforce l’idée que la justice ne fonctionne pas de manière équitable,
que c’est une justice à deux vitesses et cela nous renseigne qu’il
faudrait des réformes profondes pour que la justice puisse retrouver son
indépendance.
“Il faut réformer certaines dispositions du code de procédure pénale qui donnent des prérogatives exorbitantes au procureur de la République”
Vous
l’avez dit. L’indépendance de la justice au Sénégal se mesure à l’aune
des affaires les plus médiatisées et concerne souvent des hommes
politiques. Quel devrait être alors le rapport entre la justice et les
politiques ?
Des
rapports qui sont établis par la Constitution. C’est la Constitution
qui prévoit qu’on est dans une République et que dans cette République
il y a une séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif gouverne. Le
pouvoir législatif légifère en votant des lois. Le pouvoir judiciaire
tranche les litiges. Elle rend justice. Si dans le fonctionnement de ces
pouvoirs-là, on sent une influence d’un autre pouvoir qui est de nature
à compromettre les prérogatives d’un des pouvoirs, on se rend compte
que la séparation des pouvoirs n’est pas effective. De ce point de vue,
je pense que le pouvoir qui a été le plus fragilisé est le pouvoir
judiciaire. C’est pourquoi il est impératif d’adopter ces réformes
notamment par rapport au Conseil Supérieur de la magistrature, par
rapport à certaines lois qui sont liberticides ou qui sont de nature à
fragiliser les acteurs politiques, certaines dispositions du code de
procédure pénale qui donnent des prérogatives exorbitantes au procureur
de la République. Donc il doit y avoir toute une réforme profonde pour
renforcer l’indépendance de la justice et assurer la liberté et les
droits fondamentaux aux citoyens.
“Le Président de la République n’a qu’un rôle assez symbolique au sein du Conseil supérieur de la Magistrature”
Parmi
ces réformes, on pense que le président de la République ne doit plus
siéger au sein du Conseil supérieur de la magistrature ?
C’est
symbolique. Beaucoup le demandent mais ne connaissent pas le
fonctionnement du Conseil Supérieur de la magistrature. Ils ne
connaissent pas le rôle que le Président de la République y joue. En
tant qu’ancien membre du Conseil Supérieur de la magistrature, je peux
vous dire que le Président de la République n’a qu’un rôle assez
symbolique. Le rôle le plus important dans la nomination des magistrats,
celui qui propose, c’est le ministre de la Justice.
“Il faut ouvrir le Conseil supérieur de la Magistrature aux avocats, aux parlementaires, aux membres de la société civile”
Mais c’est le président qui nomme…
C’est
le président qui nomme effectivement. Même s’il n’était pas membre du
Conseil, les magistrats sont nommés par décret donc c’est le président.
On rappelle toujours que la justice est rendue au nom du peuple. La
composition du Conseil supérieur de la Magistrature doit refléter cette
réalité-là. On ne doit pas être dans une logique selon moi d’exclusion
mais dans une logique d’ouverture. Le Conseil supérieur de la
Magistrature fonctionne actuellement avec comme membre, l’Exécutif, le
président de la République, le ministre de la Justice et les magistrats.
Il est admis partout ailleurs dans toutes grandes démocraties, une
ouverture du Conseil supérieur de la magistrature avec de membres
non-magistrats, de représentants du barreau, parfois ce sont des
parlementaires, des représentants des organisations de la société
civile, de telle sorte que le Conseil supérieur qui est chargé de la
nomination, de l’affectation et de la discipline des magistrats puisse
avoir une composition qui reflète le fait que la justice soit rendue au
nom du peuple. Je veux dire que toutes les composantes du corps social
doivent sentir qu’ils sont impliqués dans le fonctionnement de la
justice et qu’ils sont impliqués dans une instance aussi importante que
le Conseil supérieur de la magistrature qui garantit l’indépendance de
la justice. Personnellement je n’ai jamais été d’accord pour que le
Président de la République, qui, au regard de la Constitution est le
garant du fonctionnement régulier des institutions, soit absent dans un
organe aussi important. Mais sa présence doit rester symbolique. On doit
en revanche instituer des procédures démocratiques et transparentes
pour que le choix des magistrats puisse répondre à trois impératifs.
D’une part, il faut que les magistrats choisis soient compétents parce
que la magistrature c’est d’abord la connaissance de la loi.
Deuxièmement, que le magistrat choisi soit d’une probité morale
indiscutable. Et enfin, c’est un élément extrêmement important dans le
corps c’est l’ancienneté. Ces trois critères doivent être les éléments
les plus importants dans le choix des magistrats. On doit instituer une
procédure d’appel à candidature de telle sorte que pour le choix d’un
poste important, que les magistrats puissent compétir et à l’issue de
cette compétition démocratique et transparente, que l’on choisisse le
magistrat qui a les meilleurs critères pour occuper un poste. J’avais
fait un article en 2015 quand j’étais encore magistrat sur la réforme du
Conseil supérieur de la magistrature, et là-dessus j’avais évoqué le
cas des enseignants. On entend nulle part des contestations dans
l’affectation des enseignants parce qu’après les états généraux sur
l’éducation nationale, il a été institué une procédure démocratique et
transparente de telle sorte que toutes les nominations sont devenues
incontestables. Je pense qu’on peut s’inspirer de ce modèle et tout
faire pour que la magistrature puisse avoir des procédures avec des
critères objectifs dans le choix des magistrats.
Faudrait-il aussi faire de même pour les membres du Conseil Constitutionnel ?
Bien
sûr. Dans les propositions que j’ai faites récemment à l’égard des
candidats de l’opposition pour une réforme de la justice, j’avais
proposé que le président n’ait pas l’exclusivité des choix dans la
nomination. Qu’il ne puisse pas nommer tous les membres. Il y a eu une
réforme récemment. Sur sept, les deux sont nommés par le président sur
proposition du président de l’Assemblée nationale. Mais c’est le
président qui nomme toujours les sept au final. Il faudrait essayer de
diversifier les autorités de nomination. Le président peut continuer à
désigner un ou deux membres au maximum sur les sept. Le parlement doit
désigner un membre mais que la personne choisie ait des compétences en
matière constitutionnel. Qu’il soit avocat ou professeur de droit. La
société civile aussi peut désigner quelqu’un qui a aussi des compétences
en matière judiciaires. Le conseil supérieur de la magistrature peut
aussi désigner un à deux magistrats. Je pense qu’avec cette diversité
dans la désignation par rapport aux autorités qui procèdent au choix des
magistrats du Conseil Constitutionnel, cela va renforcer leur
crédibilité ; leur indépendance de telle sorte que cette instance pourra
continuer de jouer comme il l’a fait récemment un rôle important dans
l’accomplissement de notre démocratie.
« Les avocats ne sont présents que dans 11 départements sur les 46 »
Autre souci toujours avec la justice, le surpeuplement dans les prisons. Que faut-il faire pour y remédier ?
Avant
d’en arriver là, j’aimerai évoquer un point qui me semble extrêmement
important qu’on occulte souvent. C’est la rareté des avocats. C’est la
non-présence des avocats à l’intérieur du pays. Ce sont les avocats qui
sont chargés d’assurer ou de garantir la protection des droits des
citoyens, par leur présence dès les premières heures de la garde à vue
notamment. Il y a eu des réformes en 2016 qui font que l’avocat peut
être présent dès la première heure de la garde à vue. Mais qu’est-ce
qu’on constate ? Ces garantis ne sont offertes qu’au personnes qui sont
dans les grandes villes, à certains délinquants à col blanc, a ceux qui
en ont les moyens. Mais si la personne mise en cause est à Matam, à
Bignona, à Oussouye, à Ranérou Ferlo, elle risque d’avoir des
difficultés parce qu’à 200m2, il n’aura pas d’avocats. Chaque
département est du ressort d’un tribunal d’instance. Les avocats ne sont
présents que dans 11 départements sur les 46 départements que compte le
Sénégal. Ce qui est extrêmement grave. Ce n’est même pas le tiers, à
peine le quart. Il y a des jeunes maîtrisards qui sont là. Il y a des
juristes internes dans les cabinets d’avocats. Il faudra tout faire pour
qu’il y ait un recrutement. J’avais proposé un recrutement exceptionnel
de 300 magistrats sur 5 ans afin que les avocats soient présents
partout et que les droits des citoyens soient garantis, soient protégés
partout dans le pays.
“Une
personne qui a eu maille à partir avec la justice, qui a eu à violer la
loi, doit être préparée à revenir dans la société, à se resocialiser.
Là-dessus il n’y a aucun travail qui a été fait”
Pour en revenir à la surpopulation carcérale ?
Je
pense qu’il faut d’abord procéder à la construction, à l’équipement des
établissements pénitentiaires. En outre, il faut recruter suffisamment
d’agents pénitentiaires, des fonctionnaires de l’administration
pénitentiaires, des assistants sociaux qui doivent aussi être présents
dans les établissements pénitentiaires. Mais aussi et surtout les former
dans la protection des droits, dans l’encadrement et dans la
resocialisation des détenus. Une personne qui a eu maille à partir avec
la justice, qui a eu à violer la loi, doit être préparée à revenir dans
la société, à se resocialiser. Là-dessus il n’y a aucun travail qui a
été fait. Je pense qu’un recrutement, une formation adéquate des agents
de l’administration pénitentiaire, des assistants sociaux et leur
formation à la resocialisation des condamnés seraient une excellente
chose pour que la prison ne soit plus simplement un lieu de privation de
liberté et de punition mais un lieu ou les personnes qui ont fait des
erreurs puissent être préparées à revenir dans la société.
Seriez-vous prêt à collaborer avec le régime actuel ?
(Rires)
Je suis un sénégalais. Ce qui nous importe c’est l’intérêt du pays, que
des réformes profondes soient apportées dans la justice. Nous avions
démissionné en laissant une profession que nous aimons au-delà de toutes
les autres pour un idéal. Cet idéal-là, c’est la justice. C’est
l’indépendance de la justice. Nous avons aussi un parcours qui nous a
permis aussi bien dans la magistrature, dans le greffe et actuellement
dans l’avocature, de connaître les enjeux et les difficultés mais aussi
les solutions qu’on doit préconiser pour réformer la justice. Si on nous
appelait pour l’intérêt du pays, on ne pourrait pas se dérober.