Tribune de journalistes sénégalais : Du devoir de se dresser contre une 3e candidature
À un peu plus de 200 jours de l’élection présidentielle du 25 février 2024, nous journalistes sénégalais, avons décidé de faire cette Tribune pour nous insurger contre une troisième candidature de l’actuel président Macky Sall. Nous avons jugé que la presse, dernier rempart de la démocratie et de l’État de droit, ne doit ni laisser la forfaiture se répéter ni participer à amplifier le débat via ses canaux.
Notre
responsabilité sera questionnée par l’histoire si on devrait faire le
décompte des victimes et dégâts que cette candidature pourrait causer.
Au nom de la liberté, de la démocratie, nous disons NON à une 3e
candidature de Macky Sall.
Il y a une dizaine d’années, nous
avons couvert ou suivi le déchirement inhérent à la tentative
d’Abdoulaye Wade de briguer un troisième mandat. La perspective de la
répétition de ce scénario, au demeurant mortifère, nous pousse à plus
d’introspection. La trame du mauvais film qui avait brisé tant de vies
ne nous est plus inconnue. Tout se déroule progressivement sous nos
yeux, à portée de nos micros. Il nous incombe d’évaluer à quel point
nous amplifions ce débat malsain qui s’installe à travers nos médias et
de le freiner avant qu’il ne soit trop tard.
Monsieur le
président de la République, c’est devant nos questions insistantes que
vous aviez donné l’assurance que le peuple n’aurait plus à vivre
d’épisodes tragiques autour du nombre de mandats présidentiels. Alors,
comment pourrions-nous admettre que vous véhiculiez vos éléments de
langage par notre biais pour faire accepter auprès de l’opinion votre
contradiction ?
L’enjeu est double. Il s’agit de préserver la
démocratie et de ne pas permettre aux hommes qu’elle porte au pouvoir de
s’amuser avec les règles du jeu quand et comme bon leur semble. Mais,
surtout, réaffirmer que les journalistes ne sont pas des agents passifs
face à la dérégulation de l’espace public. La tension déjà palpable va
crescendo à l’approche de la prochaine échéance électorale. Nous n’avons
pas à couvrir dans nos médias de nouvelles scènes de violences en
estimant n’y être pour rien. Il nous faut anticiper et prendre nos
responsabilités. Nous devons tout mettre en œuvre pour que les
Sénégalais et les Africains qui nous regardent, qui nous lisent, et qui
descendent dans la rue, ne nous tiennent pas coupables devant
l’histoire. Il nous faut sortir de ce laxisme coupable. La tâche est
cruciale et simple : respecter notre part du contrat social.
Du troisième mandat
Dans
cette optique, nous ne saurions garder le silence face à cette volonté
qui vous est prêtée, depuis plusieurs mois, de briguer un troisième
mandat. Volonté que vous n’avez, au demeurant, jamais infirmée. Nous
sommes dans un État de droit. Dès lors, tout le monde a l’obligation de
se soumettre aux exigences de la loi. Un tel débat ne saurait donc nous
laisser indifférents. Aurions-nous pensé que vous avez droit à une
troisième candidature, que nous n’aurions jamais eu à mettre cette
initiative en place . Mais notre conviction est que, par quelque bout
que l’on puisse analyser la situation, la conclusion est la même.
Nous
avons lu et entendu les juristes, y compris les vôtres. Lorsqu’une
disposition constitutionnelle est claire, nous ont-ils dit, il n’y a pas
lieu de l’interpréter. Encore moins de distinguer là où elle ne
distingue pas. Il faut se contenter de l’appliquer dans le strict
respect de la volonté du constituant. C’est un principe basique en
Droit. La question qui se pose est alors de savoir si l’article 27 de la
Constitution – « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs »
– signifie bien ce qu’il dispose. C’est avec un profond malaise que
nous suivons ce débat que nous pensions avoir définitivement clos depuis
2012.
Certains juristes, favorables au troisième mandat, font
recours à la première partie de la disposition pour tenter de faire
croire que par « mandat », il faudrait bien comprendre un « mandat de 5
ans ». Ce qui, par conséquent, voudrait dire que votre premier mandat de
7 ans n’est pas concerné. Pourtant, ces mêmes juristes qui défendent
cette gymnastique – appelons-la ainsi – apprennent à leurs étudiants,
dès la première année de droit, qu’il est interdit de distinguer là où
la loi (ici, la Constitution) ne distingue pas. Un mandat étant un
mandat, il ne faudrait pas faire la différence entre un mandat de sept
ans et un autre de cinq ans. Par cette « prouesse » intellectuelle, ils
ont ainsi réussi à semer le doute dans la tête de certains Sénégalais.
Si le juge reste à sa place, on ne voit pas, par quelle alchimie, il
pourrait réussir à valider une troisième candidature sans se substituer
au constituant ; ce qui l’éloignerait de sa mission.
En effet, le
pouvoir d’interprétation de la règle de droit obéit à des méthodologies
bien déterminées que nous ne saurions tous explorer. D’abord, il y a le
raisonnement logique (raisonnement a pari ou par analogie, le
raisonnement a contrario, le raisonnement a fortiori). Si ces
raisonnements, qui font appel à la logique, ne permettent pas de
surmonter les difficultés, alors on fait recours aux différentes
méthodes d’interprétations. La première et la plus usitée, c’est la
méthode exégétique qui privilégie la lettre tout en se référant à la
volonté de son auteur ; la méthode téléologique qui met en avant
l’esprit du texte et qui peut aller jusqu’à appréhender l’objectif
recherché par le législateur afin de trouver une solution à son problème
; et enfin, la méthode créatrice qui est la plus audacieuse, mais qui
doit être appliquée de façon subsidiaire, pour pallier l’insuffisance de
la norme.
Appliquées à l’article 27, toutes ces techniques vous
excluent de la course à la Présidentielle de 2024. En ce qui concerne la
méthode exégétique, l’interprète doit s’en tenir au sens littéral du
texte : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». En cas
de difficulté, il faut chercher la volonté de l’auteur du texte, en
recourant, au besoin, aux travaux préparatoires, à la lecture de
l’exposé des motifs. Qui ose douter que la volonté du constituant, ou de
l’inspirateur de la Constitution en l’occurrence, était d’inclure son
premier mandat dans le champ de la réforme de 2016 ? Vous, qui aviez
promis de faire passer votre premier mandat de sept à cinq ans ? Dans la
même veine, il faut inscrire la méthode téléologique qui se fie surtout
à l’esprit du texte, moins à sa lettre, qui regarde quelles étaient les
finalités de la loi constitutionnelle. Là également, il faut être de
très mauvaise foi pour oser soutenir que l’objectif principal de la
réforme de 2016 était de vous donner la possibilité de faire deux
mandats supplémentaires de 5 ans. Sauf à se substituer au constituant,
en lui faisant dire ce qui lui plaît par sa force créatrice. Le juge ne
saurait donc passer outre.
Enfin, il y a la jurisprudence du
Conseil constitutionnel sur la possibilité pour le président de la
République de réduire ou d’augmenter son mandat. Contrairement à ce que
certains ont voulu faire croire, dans sa décision n°1/C/2016, le Conseil
constitutionnel, dans son considérant n°25, déclare clairement : « La
sécurité juridique et la stabilité des institutions, inséparables de
l’État de droit dont le respect et la consolidation, sont proclamées
dans le préambule de la Constitution du 22 janvier 2001, constituent des
objectifs à valeur constitutionnelle que toute révision doit prendre en
considération, pour être conforme à l’esprit de la Constitution. » Dans
le même sillage, soulignent les sages au Considérant 26 de la même
décision, « pour la sauvegarde de la sécurité juridique et la
préservation de la stabilité des Institutions, le droit applicable à une
situation doit être connu au moment où celle-ci prend naissance. » Cela
veut dire tout simplement, et le Conseil l’avait annoncé de manière
très claire, qu’au nom de la sécurité juridique, le président de la
République ne saurait diminuer son mandat de sept à cinq ans, ce qui
serait une atteinte à la volonté des citoyens qui l’ont élu pour un
septennat et non pour un quinquennat. Qui ne peut pas le moins ne peut
pas le plus. Si la révision de 2016 devait aboutir à vous permettre de
vous octroyer trois mandats, le Conseil qui a refusé une diminution du
mandat n’aurait jamais pu l’admettre. C’est après tout une simple
question de bon sens et de logique.
De la démocratie
Le
Sénégal est une vitrine de la démocratie en Afrique. Malgré les remous
notés dans le pays depuis 2021, avec les multiples arrestations
d’opposants, de journalistes et d’activistes qui font douter de plus en
plus les convaincus, nous voulons croire que nous n’avons pas encore
atteint un point de non-retour.
Nonobstant la montagne
d’obstacles, il est encore possible de préserver notre pays d’une
décadence de la démocratie et des libertés. Sauver ce qui peut encore
l’être. Garant de la Constitution et de l’État de droit, le président de
la République devait être en première ligne de ce combat permanent de
la construction du rêve sénégalais. Hélas ! Les démons de la boulimie du
pouvoir risquent de vous faire passer complètement à côté de la plaque
alors que vous avez été témoin, il y a douze ans, du refus du peuple
sénégalais d’accorder une troisième candidature à votre prédécesseur
Abdoulaye Wade.
De l’indépendance à nos jours, ils sont nombreux
les hommes et les femmes, des patriotes rompus, qui ont sacrifié leur
vie pour donner au Sénégal cette image reluisante en matière de
démocratie. En plus de soixante ans d’existence, dans une Afrique très
agitée, notre pays a non seulement vécu deux alternances démocratiques
(2000 et 2012), mais surtout il n’a jamais connu de rupture
institutionnelle. Cette belle histoire pourrait recevoir un sacré coup
de grâce, si jamais vous suivez la voie qu’essaient de vous tracer
certains faucons arrivistes, plus soucieux de la préservation de leurs
intérêts égoïstes que de la construction d’un pays véritablement
émergent et démocratique, où il fait bon vivre.
Dans une
démocratie, le respect de la Constitution, norme suprême, est
fondamental. Mais au-delà du nécessaire respect des textes de droit
prévus par nos corpus juridiques, il est aussi crucial de faire
converger ou de relier ces textes aux valeurs, notamment au respect de
la parole donnée. À considérer même que les textes prêtent à confusion
dans leur lettre, quoi de plus normal que de recourir à l’esprit pour en
saisir la quintessence. À ce propos, nous vous renvoyons, vous et vos
collaborateurs, à vos nombreuses déclarations sur les implications de la
révision constitutionnelle issue du référendum de 2016. Vous avez
toujours clamé haut et fort votre volonté de réduire la durée du mandat
présidentiel tel que formulé dans la charte fondamentale du pays. Vos
soutiens et vous avez battu campagne pour défendre un tel projet. Nul
besoin de revenir sur tout ce que vous avez eu à dire à ce propos. Vous
l’avez répété et écrit dans plusieurs documents accessibles. Rien ne
saurait donc justifier aujourd’hui une volte-face.
Aussi, en
aucune manière, le fait de briguer à nouveau le suffrage des Sénégalais
ne peut constituer une avancée démocratique. Pis, cela risque de
réveiller les vieux démons anti-démocratiques dont le Sénégal pensait
s’être séparé depuis 2012. La démocratie ne peut se limiter à un contenu
théorique ou à un éventail de gestes civiques ou encore à des
déclarations folkloriques. Elle ne se réduit pas non plus à un ensemble
de faits, concepts ou dates particulières, ni à un vague comportement
social. La démocratie, c’est surtout une construction permanente de
valeurs pouvant être partagées par l’ensemble des acteurs sociaux.
Aujourd’hui,
tout porte à croire que vous serez en lice pour un troisième mandat.
Votre récente déclaration en France, précédée par un « ni oui ni non »
et d’autres actes comme l’interdiction à Dakar, en septembre 2022, du
concert sur la limitation des mandats, illustre votre volonté. Vos
partisans dans les plus hautes sphères clament votre candidature et
organisent des investitures, sans que nul ne vous entende freiner la
machine.
Monsieur le président, nous vous appelons à jouer la
carte de l’exemplarité et à poursuivre le grand chantier de la
démocratie auquel le peuple sénégalais a foi.
L’histoire a montré
que les forcings pour un troisième mandat et l’usure du pouvoir sont
sources d’instabilité ou de rupture démocratique. Nous vous demandons de
renoncer à cette tentative irresponsable et pernicieuse de nature à
briser les piliers déjà fragilisés de notre jeune nation.
Signataires :
1. Ayoba FAYE, Rédacteur en chef de PressAfrik
2. Moussa NGOM, Coordonnateur de La Maison Des Reporters
3. Valdez ONANINA, journaliste, membre de La Maison des Reporters
4. Fana CISSÉ, journaliste PressAfrik
5. Mame Gor NGOM, journaliste
6. Oumy R. SAMBOU, journaliste freelance
7. Abdou Khadir SECK, journaliste Le Soleil
8. Diomma DRAMÉ, journaliste
9. Alioune Dissa PREIRA, journaliste GFM
10. Salif SAKHANOKHO, journaliste PressAfrik
11. Abdoulaye DIOP, journaliste Sud FM
12. Amadou Sabar BA, journaliste
13. Mady CAMARA, journaliste freelance
14. Oumy NDOUR, journaliste
15. Mamadou Oumar Moka KAMARA, journaliste Le Soleil
16. Souleymane DIASSY, journaliste à La Maison Des Reporters
17. Hadiya TALLA, journaliste, Directeur de la Vallée Info
18. Mamadou SOW, journaliste à La Vallée Info
19. Assane FALL, journaliste Le Soleil
20. Alioune Badara DIATTA, journaliste indépendant
21. Falilou MBALLO, journaliste Emédia
22. Katy MBENGUE, journaliste
23. Momar DIENG, journaliste
24. Ndèye Fatou Diery DIAGNE, journaliste
25. Abdoulaye MBOW, journaliste
26. Ibrahima BA, journaliste Le Soleil
27. Abdou Khadre CISSE, journaliste
28. Ibrahima DIONE, journaliste APA NEWS
29. Hawa BOUSSO, journaliste L’AS
30. Souveibou SAGNA, journaliste Kewoulo TV
31. Mor AMAR, journaliste EnQuête
32. Seydina Bilal DIALLO, journaliste L’AS
33. Adama GAYE, journaliste- écrivain
34. Pape SANÉ, journaliste/ chroniqueur Walf TV
35. Moustapha DIOP, Directeur Walf TV
36. Pape Alé NIANG, journaliste Directeur de Dakar Matin
37. El Hassane SALL, journaliste Tribune
38. Dieynaba THIOMBANE, journaliste
39. Oumar dit Boubacar Wane NDONGO, journaliste
40. Omar FÉDIOR, journaliste
41. Amayi BADJI, journaliste
42. Moussa CISS, journaliste Les Échos
43. Azil Momar LO, journaliste
44. Assane GUÈYE, Walf TV
45. Samba DIAMANKA, journaliste Le Soleil
46. Fatou NDIAYE, journaliste Afia FM
47. Georges Nesta DIOP, journaliste Walf TV
48. Abdou Aziz CISSE, Journaliste
49. Abdourahmane DIALLO, journaliste à La Maison Des Reporters
50. Salmane Al Farisi SOW, journaliste
51. Mamadou Oumar BA, journaliste
52. Babacar NGOM, journaliste
53. Amadou DIOP, journaliste
54. Daouda SOW, journaliste
55. Moustapha DIAKHITÉ, journaliste
56. Habib FAYE, journaliste GFM
57. Cheikh Hassana FALL, journaliste
58. Alassane Seck GUÈYE, journaliste Le Témoin
59. Amy KEITA, journaliste
60. Modou Mamoune FAYE, journaliste Le Soleil
61. Sidy Djimby NDAO, journaliste Les Échos
62. Abou SY, journaliste L’AS
63. Mapaté NIANG, journaliste Ouest TV
64. Babacar Touré MANDJOU, Journaliste Directeur de Kewoulo
65. Diégane Sarr, Journaliste
66. Amy WANE, journaliste
67. P. Babacar NDOUR, journaliste
68. Biram FAYE, Journaliste Coordonnateur régional Médias à l’IPAO
69. Samba THIAM, journaliste
70. Babacar Francky Ba, journaliste
71. Elimane Sembène, journaliste
72. Onass Mendy, journaliste
73. Ibrahima BAKHOUM Journaliste-Formateur
74. Cheikh Saadbouh Fall, journaliste
75. Pape Sadio THIAM, journaliste, enseignant chercheur.
76. Abba DIEDHIOU, journaliste
77. Almamy Mamadou L. Sané, journaliste
78. Alioune Gueye -Journaliste Sunulabel tv
79. Awa FAYE, journaliste
80. Moustapha CISSE, Journaliste Indépendant