Babacar Ndiaye : “Le retour dans l’attelage constitutionnel du poste de Premier ministre rend la cohabitation possible, mais dans la pratique…”
Babacar Ndiaye est analyste politique, directeur de la recherche et des publications au think tank citoyen WATHI. Dans cet entretien accordé à Seneweb, il campe les différents enjeux des élections législatives du 31 juillet à moins de cinq jours du vote.
La campagne électorale pour les élections législatives du 31 juillet est dans sa finale. Certains présentent ce scrutin comme le plus indécis de l’histoire des législatives. Partagez-vous ce sentiment ?
Chaque élection a son histoire et peut susciter d’une certaine manière un engouement surtout à l’approche du scrutin.
Je ne sais pas si on peut présenter ces élections législatives comme le scrutin le plus indécis de l’histoire des législatives mais elles comportent beaucoup d’enjeux car l’Assemblée nationale joue un rôle très important dans le jeu démocratique. Les Sénégalais souhaitent une Assemblée nationale plus soucieuse des intérêts des populations. Les querelles politiques et autres scènes d’empoignade dans l’hémicycle ont marqué négativement la dernière législature. A chaque nouveau scrutin concernant l’Assemblée nationale, on parle de rupture mais certaines pratiques persistent et semblent avoir « la dent dure ».
“Il est difficile d’affirmer que ce scrutin sera le plus indécis de l’histoire des législatives du fait du mode de scrutin et surtout la grande inconnue est le taux de participation des citoyens le 31 juillet”
Elles
font même oublier des avancées majeures comme l’élargissement des
pouvoirs de l’Assemblée nationale en matière de contrôle de l’action
gouvernementale et d’évaluation des politiques publiques, ce qui est de
nature à fortifier la démocratie. L’adoption de telles prérogatives pour
les députés permet d’œuvrer à la mise en place de politiques publiques
plus efficaces et en cela le travail parlementaire est crucial.
Il
est difficile d’affirmer que ce scrutin sera le plus indécis de
l’histoire des législatives du fait du mode de scrutin et surtout la
grande inconnue est le taux de participation des citoyens le 31 juillet.
Les images des caravanes et rassemblements montrent de grande
mobilisation mais est-ce que cela sera traduit une forte participation
dans les urnes ? Au-delà de la campagne dans les médias, les réseaux
sociaux sont aujourd’hui des espaces de communication active et sont
très utilisés par les coalitions pour promouvoir leurs messages et
montrer leurs « forces de frappe ». Les pages officielles des coalitions
et candidats permettent de suivre en temps réel les caravanes et
meetings.
Comment analysez-vous les différentes forces en présence durant cette élection ?
Historiquement, les
Sénégalais votent moins aux élections législatives en comparaison avec
la présidentielle. La coalition présidentielle BBY a remporté
globalement toutes les dernières élections même si aux locales, elle n’a
pas été en mesure de s’imposer dans des territoires importants (Dakar,
Thiès, Kaolack, Ziguinchor). Elle fera donc face à des coalitions qui
ont pour ambition de freiner son hégémonie au sein de l’hémicycle. Il y a
eu des démonstrations de force en termes de mobilisation des
populations durant la campagne mais le meilleur baromètre pour jauger
les candidats reste le vote. Ce scrutin permettra de voir dans quel camp
se situe la dynamique.
“Une
Assemblée nationale beaucoup plus représentative des forces politiques
permettrait sans doute d’avoir plus de débats et sans doute une
meilleure prise en compte des préoccupations des populations”
Le
mode de scrutin pour élire les 165 députés en fait une élection
particulière car nous avons Cent douze (112) sièges qui sont pourvus au
scrutin de liste majoritaire à raison d’un à sept sièges par
circonscription, selon leur population. A titre d’exemple, les
départements de Dakar et de Pikine disposent respectivement de sept et
de six députés alors que des départements comme Fatick, Kanel, Matam,
Linguère et Guédiawaye ont chacun deux (2) députés. Le critère principal
est donc la démographie.
Le
second mode de scrutin est la proportionnelle qui permet aux
cinquante-trois (53) sièges restants d’être pourvus au scrutin
proportionnel plurinominal. Pour ce mode de scrutin, il y a un quotient
national qui s’obtient en divisant le nombre de populations qui a
valablement voté par le nombre de sièges disponibles.
Avec
ce mode de scrutin, la coalition au pouvoir Benno Bokk Yakaar a obtenu
majorité absolue avec 125 députés sur 165 lors des élections
législatives de 2017. On peut se poser la question si disposer d’une
majorité absolue voire « écrasante » est une bonne chose pour la
démocratie. Une Assemblée nationale beaucoup plus représentative des
forces politiques permettrait sans doute d’avoir plus de débats et sans
doute une meilleure prise en compte des préoccupations des populations.
“YAW
se présente comme le principal challenger de la coalition au pouvoir et
semble être l’opposition la plus radicale au pouvoir actuel”
Cinq
ans après, nous avons une nouvelle configuration même si la coalition
présidentielle a démontré sa capacité à s’inscrire dans la durée depuis
sa création en 2012 et à aligner les victoires. Nous avons eu
l’avènement de Yewwi Askan wi qui a affiché des scores intéressants lors
des dernières locales avec des victoires symboliques comme Dakar,
Rufisque, Thiès, Guédiawaye ou encore Ziguinchor.
Cette
coalition concourt avec ses suppléants pour ce qui est de sa liste
nationale même si ses principaux leaders font campagne actuellement dans
tout le pays. Forte de ces bons scores engrangés lors des locales, elle
se présente comme le principal challenger de la coalition au pouvoir et
semble être l’opposition la plus radicale au pouvoir actuel.
L’irrecevabilité de sa liste des titulaires au scrutin proportionnel a
été perçue comme un handicap mais elle fait campagne avec ses principaux
leaders et il sera intéressant de voir si cette stratégie a été payante
au soir du 31 juillet.
Cette
année, nous avons vu l’émergence de la coalition AAR Sénégal portée par
des figures respectées de la vie politique sénégalaise. Clairement,
nous sommes entrés dans l’ère des grandes coalitions et d’une certaine
manière cela clarifie le jeu politique. Nous avons même une
inter-coalition dans ce scrutin dans certains départements avec une
jonction entre « Yewwi Askan wi » et la coalition « Wallu », la
coalition de l’ancien parti au pouvoir le PDS. A ces élections
législatives, nous avons huit listes contrairement aux précédentes où
nous avions une pléthore de candidatures.
L’opposition,
d’une manière globale, pense pouvoir contraindre Macky Sall à la
cohabitation. Ce scénario vous semble-t-il plausible ?
Dans
l’histoire du Sénégal, nous n’avons jamais eu de cohabitation. La
raison est simple, les élections législatives interviennent
habituellement après la présidentielle. Les populations en accord avec
le choix de porter un candidat au pouvoir lui assure toujours une
majorité à l’Assemblée nationale pour dérouler son programme.
La
configuration actuelle est différente car le scrutin intervient avant
l’élection présidentielle prévue en 2024. Il faut entendre par
cohabitation la conjoncture politique dans laquelle le Président de la
République et la majorité des députés sont de tendances politiques
opposées. Le Gouvernement étant responsable devant l’Assemblée
nationale, le Président de la République a vocation à nommer à la tête
du Gouvernement une personnalité qui puisse avoir l’appui de la majorité
à l’Assemblée nationale.
Le
retour dans l’attelage constitutionnel du poste de Premier ministre en
2021 rend la cohabitation possible. Dans la pratique, c’est plus délicat
car dans ce système, il y a un partage du pouvoir à la tête de
l’exécutif et si le Premier ministre est le chef de la majorité, il doit
conduire en principe la politique de la nation. La France a connu trois
cohabitations sous la Cinquième République et des majorités de droite
et de gauche ont pu installer le système de cohabitation à la suite
d’élections législatives. Les institutions ont joué leurs rôles durant
ces périodes successives de cohabitation.
Si
on en revient au Sénégal, pour qu’une coalition puisse pousser le
président Macky Sall à la cohabitation, il faudrait remporter la
majorité des sièges à l’Assemblée nationale avec un mode de scrutin très
particulier qui a toujours vu la victoire du camp présidentiel.
“Les coalitions n’ont pas encore proposé de programme de gouvernement avec des axes précis”
En termes de programme, avez-vous été satisfait par les offres des différentes coalitions ?
De
mon point de vue, dans ces élections législatives, nous n’avons pas
vraiment eu de débats programmatiques structurés. La coalition
présidentielle défend naturellement le programme et le bilan du
président Macky Sall et l’opposition relève les manquements du pouvoir
et indique les changements qu’elles souhaitent apporter.
A
ma connaissance, les coalitions n’ont pas encore proposé de programme
de gouvernement avec des axes précis sur ce qu’ils comptent faire en cas
de victoire et donc en situation de cohabitation. C’est vrai que nous
avons des messages, des discours à l’endroit des populations qui sont
partagés à l’occasion des caravanes et des meetings.
Les
médias proposent beaucoup d’émissions politiques mais nous n’avons pas
de débats entre les principaux leaders de ces coalitions et têtes de
listes. L’organisation de débats sur des thèmes spécifiques auraient
permis aux différents leaders d’exposer leurs programmes et les
Sénégalais auraient des idées plus claires sur les propositions de ceux
qui souhaitent les représenter à l’Assemblée nationale.
La
coalition de l’opposition AAR Sénégal a proposé un contrat de
législature aux Sénégalais. Il faut saluer l’initiative d’apporter des
innovations. Ce contrat comporte quatorze réformes allant du
renforcement du travail parlementaire au patriotisme économique en
passant par la nécessité d’avoir un meilleur système éducatif.
Nous
avons des stratégies différentes pour faire face au camp du pouvoir. Il
est évident que Yewwi, AAR Sénégal et plus globalement les coalitions
de l’opposition proposent des approches différentes et cela s’est vu
dans la campagne. Les résultats seront un moment de clarification pour
les coalitions qui composent également l’opposition.
“Le pouvoir d’achat constitue une question de fond dans ces élections législatives”
Quelles sont les thématiques qui, d’après vous, pèseront dans la balance au soir du scrutin ?
La
question du pouvoir d’achat suscite naturellement beaucoup d’intérêt
pour les populations surtout avec l’envolée des prix de certains
produits de consommation, c’est une des conséquences de la crise
ukrainienne. Il est vrai que la question du pouvoir d’achat constitue
une question de fond dans ces élections législatives mais d’autres
questions intéressent aussi au plus haut point les Sénégalais. Il s’agit
naturellement des questions liées à la santé et à l’éducation mais
aussi de justice et plus et plus globalement des sujets liés aux
réformes des institutions.
“Les députés doivent disposer de plus d’assistants parlementaires”
Pour
ce qui me concerne, une question importante doit être abordée avec plus
de vigueur. Il s’agit du renforcement du travail parlementaire.
L’Assemblée nationale vote les lois, vote le budget des ministères et
effectue un contrôle de l’action gouvernementale. Ce travail suppose des
préalables, les députés doivent disposer de plus d’assistants
parlementaires. Toute l’Assemblée nationale dispose de 15 assistants
parlementaires qui sont détachés au sein des commissions. Cela reste
insuffisant au regard de toutes ces missions. C’est sans doute cela qui
explique le fort déséquilibre entre les projets de lois émanant du
gouvernement et les propositions de lois à l’initiative des députés. Une
nouvelle Assemblée nationale de rupture passe par le renforcement du
travail parlementaire, par les types de profils qui intègrent
l’hémicycle et plus fondamentalement de porter en bandoulière la «
casquette de député du peuple » au service des citoyens.
“Aminata Touré joue son avenir politique et les résultats de ces élections seront déterminants”
Pour
relancer sa machine électorale, le Président a misé sur Aminata Touré.
Comment analysez-vous ce choix, d’autant plus que ses relations avec le
Président ont été heurtées ces dernières années ?
La
coalition présidentielle a misé sur Madame Touré, ancienne ministre de
la Justice et Premier ministre. C’est une femme d’expérience qui a déjà
participé à bon nombre d’élections. Par le passé, elle a été directrice
de campagne du président Macky Sall en 2019. De fait, son parcours
témoigne d’une grande expérience politique.
Sans
doute fallait-il un profil du type de Madame Touré pour conduire la
liste nationale de la coalition présidentielle après le retrait de
Moustapha Niasse, président de l’Assemblée nationale. Il est vrai que
Madame Touré avait été écartée de la présidence du Conseil économique
social et environnemental au profit d’Idrissa Seck nouveau allié après
la présidentielle de 2019.
Elle
avait disparu des radars après cette éviction mais il semble que cette
période soit révolue puisqu’elle dirige la liste nationale de la
coalition Benno Bok Yakar. Elle a la lourde tâche de faire gagner la
coalition dans un contexte très difficile face à des coalitions qui
s’organisent pour imposer une cohabitation au président Macky Sall.
On
a toujours en mémoire sa défaite à la mairie de Grand Yoff, ce qui lui
fit perdre son poste de Premier ministre en juillet 2014. Elle a
constitué une nouvelle base politique à Kaolack et semble déterminée à
faire rayonner la liste de la coalition au pouvoir. D’une certaine
manière, en acceptant cette mission, elle joue son avenir politique et
les résultats de ces élections seront déterminants.