Abdel Kader Ndiaye, Président du SNBTP : «L’entreprise BTP et surtout la PME va très mal, sa survie menacée»

Abdel Kader Ndiaye, Président du SNBTP : «L’entreprise BTP et surtout la PME va très mal, sa survie menacée»

Mardi 25 juin prochain, le Syndicat national du Bâtiment et des Travaux publics (SNBTP) va tenir son assemblée générale dans un contexte crucial où, des mots mêmes d’Abdel Kader Ndiaye, le Président, «malgré les pluies de milliards et la prolifération des investissements» dans le secteur, «l’entreprise BTP et surtout la PME va mal, très mal, sa survie est menacée». De quoi donner un cachet particulier à cette rencontre de remobilisation du SNBTP. En prélude, Abdel Kader Ndiaye fait le point. Etat des lieux du secteur, combats du syndicat, l’entreprise sénégalaise face à la mainmise de celles étrangères sur les gros marchés, préférence nationale, les attentes des acteurs du BTP face au nouveau régime… le Président dit tout.

M. Ndiaye, vous allez à une Assemblée générale le mardi 25 juin 2024 après un report à quelques jours de la Tabaski, la première depuis 2019. Quels enjeux pour cette Assemblée générale du patronat des BTP ?

L’assemblée générale du Syndicat national du Bâtiment et des Travaux publics (SNBTP) est toujours perçue comme le moment privilégié pour jeter un regard sur le fonctionnement, la vie et le devenir de notre Syndicat créé depuis plusieurs années. Dans cette perspective, nous devons nous imposer un saut qualitatif et un ultime sursaut pour maintenir très haut le flambeau porté pendant toutes ces années par une équipe dévouée et engagée. Eu égard à cette réalité pesante influencée par les conditions économiques actuelles, nous devons nous réorganiser avec méthode pour que le fonctionnement de notre syndicat soit plus attractif et adapté au contexte de modernité.  Donc, il nous faut, non seulement, favoriser une mobilisation plus accrue, mais aussi appliquer une politique de massification pour mieux faire porter la vision de notre organisation. Il reste entendu que, pour donner un corps et une âme à cette motivation, il nous faut asseoir une bonne maitrise de toutes nos ressources sur les plans humains, matériels, financiers et organisationnels. 
Nous sommes dans une période marquée par un changement de régime et un changement radical d’orientation, de politique et d’approche. Et cela coïncide avec une période favorable pour nous réorganiser, nous remobiliser. Mais ce n’est pas une assemblée générale à transformer en mur de lamentation ou revenir sur des diagnostics partagés par tous. Nous venons en tant que force de propositions pour dégager les grandes orientations qui permettront à notre secteur de connaitre le développement qu’il mérite.

Et parmi ces orientations, la première problématique, c’est le statut de l’entreprise nationale, qu’est-ce qu’on doit appeler entreprise nationale. La deuxième problématique, c’est de rétablir le déséquilibre qu’il y a en matière de parts de marchés, que la préférence nationale prenne place avant la préférence étrangère et les chiffres sont là comme nous le verrons plus tard. Et pis, ce que gagnent les entreprises étrangères équivaut quasiment au budget national. Et ça, c’est même contraire à l’esprit de notre loi fondamentale qui veut que les ressources nationales doivent revenir en priorité aux nationaux. Troisième problématique, c’est un prétexte pour la relance post-covid. Après cette pandémie, le Sénégal a connu des évènements malheureux qui ont paralysé l’activité économique. Aujourd’hui on est dans un climat apaisé, il nous faut de nouvelles orientations. Quatrième problématique, c’est la question de la souveraineté économique dont on parle doit reposer sur le patriotisme économique et la préférence nationale. En gros, restaurer le privé national dans son rôle moteur et fondamental de fer de lance du développement économique et social.

Quel bilan à l’actif du syndicat qui regroupe le patronat national des BTP ?

Pour un bref rappel historique, nous disons que la vie du syndicat a connu des mutations profondes caractérisées par des combats épiques qui ont été menés pour l’émergence et la promotion d’entreprises nationales capables d’absorber la demande de services de la filière/BTP. 
Concernant le bilan, nous pouvons citer de nombreux acquis à l’actif du syndicat, notamment la promotion de la bonne gouvernance dans la commande publique. Notre combat a conduit à l’adoption du code des marchés publics en 2007. Son avènement a permis l’amélioration des procédures en matière de passation et d’exécution de la commande publique (décrets 2007-545, 2007-546, 2007-550…. 2014-1212, 2022-2295), celle du cadre juridique et institutionnel du partenariat public privé avec l’avènement des textes de lois 2004-13 (lois CET), 2014-09 à 2021-23 relatifs aux contrats de PPP. Nous avons permis aux entreprises sénégalaises l’accès aux marchés du secteur hydraulique jadis chasse-gardée des entreprises étrangères. Notre combat a abouti à la modification des cahiers de charges de certains partenaires techniques et financiers qui mettaient  des barrières d’entrée à l’éligibilité des entreprises sénégalaises, mais a aussi permis l’élargissement du secteur privé à la représentation dans les structures de régulation, la publication  des rapports des corps de contrôles, la défense de nos membres dans le cadre des recours non juridictionnels et juridictionnels, surtout lorsque leurs droits sont bafoués et qu’ils se retrouvent en difficulté face à l’insécurité juridique et judiciaire (l’exemple de JLS,Bara Tall/régime Wade). 
Nous avons poussé à la création d’un centre sectoriel de formation (CF-BTP) avec notre organisation sœur SPE BTPS et, la participation à son financement (études et suivis), la cogestion dudit centre à travers une délégation de gestion signé avec l’Etat du Sénégal. Nous avons réussi la promotion de la formation des jeunes aux métiers du BTP et leur insertion et accompagnement dans le monde du travail à travers nos entreprises et organismes partenaires et développé l’offre de service de conseil auprès des institutions consulaires et gouvernementales. Dans nos actions, il y a le recouvrement des créances dues à nos entreprises auprès du secteur public et des grands donneurs d’ordre, mais aussi la représentation de notre branche professionnelle aux niveaux nationales et internationales ainsi que l’animation de la coopération internationale technique et économique.

Et quel est l’état des lieux réel du secteur des BTP ?

L’état réel des lieux du secteur ? Je ne serais pas long dessus,  je le résume par une phrase : malgré les pluies de milliards et la prolifération des investissements avec les régimes successifs de 1999 à 2011 et de 2012 à 2024, l’entreprise BTP et surtout la PME va mal, très mal. Elle est en difficulté et sa survie est menacée car c’est la préférence étrangère qui fait légion à la place de la préférence nationale depuis au moins 12 ans, laissant gravement en rade et dans le dénuement total l’entreprise sénégalaise. 
En effet, les statistiques révèlent que les chiffres d’affaires réalisés par les entreprises chinoises, turques, françaises, indiennes et marocaines sur la commande publique équivalent ou dépassent notre budget national.

Quel est le poids réel des BTP dans l’économie nationale ?

Le secteur des BTP a occupé indéniablement une part importante dans l’économie nationale. Rien que la branche construction représentait 3% du BIP nominal en 2018 et 12,3% de la valeur ajoutée du secteur secondaire). Ainsi, depuis plusieurs années, le secteur des BTP tire l’économie sénégalaise et son développement est fortement corrélé à la croissance globale de l’économie. Cette influence s’explique en partie par ses liens avec d’autres secteurs connexes à qui il offre de fortes consommations, particulièrement les industries. Ces considérations font qu’il reste un secteur incontournable dans le développement économique du pays.
En effet, l’Etat, avec l’aide de ses partenaires au développement, constitue le client le plus important du secteur des BTP à travers les grands projets d’investissement du Sénégal que gèrent des agences comme l’AGEROUTE, l’APIX, l’ASER, etc. qui sont les plus grands acheteurs publics du Sénégal (leurs commandes représentent 50 % en valeur des marchés publics).

Mais le secteur privé sénégalais a toujours joué les seconds rôles encouragés par la politique extravertie en la matière depuis plusieurs années. Pour comprendre ce contexte dans lequel on a baigné depuis plus d’une décennie, je vous révèle la part des entreprises étrangères dans les marchés immatriculés entre 2019 et 2021. Une période où les entreprises chinoises ont été celles étrangères ayant conclu les contrats les plus juteux. Les entreprises chinoises ont gagné 735,4 milliards de F Cfa, les françaises 180,7 milliards suivies des turques 167 milliards, les marocaines 125 milliards, les émiraties 118,5 milliards et enfin les allemandes 102,2 milliards.
Mais ce n’est pas tout parce que les freins au développement du secteur sont aussi liés aux conditions d’éligibilité et d’accessibilité aux marchés publics qui ont été toujours à la base des difficultés de croissance du secteur privé sénégalais et notamment des entreprises du BTP.

Les difficultés sont-ce simplement du fait de la politique extravertie menée alors par l’Etat et que vous dénoncez ?

Pas seulement, il faut oser avouer que notre filière se caractérise par de nombreuses faiblesses, notamment un cadre institutionnel désorganisé avec l’absence de dispositif de qualification et de classification des entreprises, la dispersion des organisations professionnelles et patronales avec la diversité des corps de métiers. Si vous ne savez pas et sans développer, il faut noter que le BTP regroupe principalement des domaines variés et complexes représentés dans divers sous- secteurs. Il y a le Bâtiment sous toutes ses formes, mais aussi les Travaux publics avec les routes revêtues, pistes latéritiques, ouvrages de franchissement, autres ouvrages d’art, etc. Il y a les infrastructures portuaires, aéroportuaires et ferroviaires. Le sous-secteur de l’Hydraulique regroupe l’ensemble des métiers de l’eau, notamment, les adductions, forages, châteaux d’eau, usines de traitement d’eau potable, tuyauteries et canalisations ainsi que les stations de pompage. Il faut aussi compter l’Assainissement avec les tuyauteries et réseaux, les stations de relèvement et celles d’épuration. Pour finir, il y a le sous-secteur de l’Énergie électrique, de la production à la commercialisation en passant par le transport et la distribution, les générateurs électriques, mais aussi les énergies renouvelables. Pour vous dire la diversité et la complexité de ce secteur.
Mais en plus, il y a une pléthore d’entreprises dont une bonne part est soit non qualifiée, soit sous équipée en moyens humains, matériels et financiers. Il faut reconnaitre en outre qu’il y a une insuffisance notoire dans la formation des acteurs qui induit un fort déficit de qualification des ressources humaines. Relever, par ailleurs, une absence de partenaires financiers appropriés en plus d’une capacité financière limitée. Grosso modo, ces faiblesses ont installé le secteur privé dans une anarchie chronique qui a conduit naturellement à l’affaiblissement et à l’insuffisance de performances des entreprises sénégalaises.

Que pensez-vous que les tenants actuels du pouvoir public puissent faire pour sortir le secteur de la crise latente ?

Au regard des difficultés présentes, le secteur privé national encourage et s’inscrit dans une logique de mise en place de stratégies et de moyens de relance pour augmenter les parts de marchés des entreprises sénégalaises quelles que soient leurs formes. Mais cette politique d’augmentation des parts de marchés des entreprises et opérateurs économiques nationaux devra irrémédiablement passer par l’engagement des pouvoirs publics à appliquer une politique de promotion des entreprises sénégalaises dans le cadre de la réalisation de projets et d’infrastructures relevant des marchés publics. On garde espoir au vu de leur projet souverainiste prônant je cite leur projet une «rupture avec une dépendance intenable envers l’étranger, surtout face à un monde de plus en plus imprévisible». Mais surtout un projet qui dit que l’épanouissement et le rayonnement du Sénégal, «ce sera avec les Sénégalais» et que «c’est ainsi qu’émergeront plus de champions nationaux dans les domaines tels que l’agriculture , l’artisanat, l’industrie, la rechercher…». C’est ce qu’ils ont promis aux Sénégalais, donc on espère pour notre secteur des BTP.
Cette politique d’augmentation des parts de marchés du privé national devra aussi passer par l’application rigoureuse des nouvelles dispositions du décret n° 2022 – 2295 du 28 décembre 2022 relatif au code des marchés publics sur les régimes préférentiels en faveur des entreprises sénégalaises et communautaires, l’allotissement harmonieux des marchés de travaux, la mutualisation des moyens par le système de regroupements des entreprises, l’adhésion des autorités contractantes à la politique de promotion des nationaux. Il faut surtout l’application d’une politique entrepreneuriale favorisant la présence de l’entreprise locale  dans l’exécution des projets quelle que soit l’origine du financement. Mais aussi la promotion d’une stratégie fondée naturellement sur une nouvelle dynamique de partenariat public-privé (PPP) entre les acteurs institutionnels, le secteur privé et les collectivités locales en vue d’asseoir un développement économique plus équilibré soutenu par des efforts de croissance mieux répartis entre les différents secteurs nationaux. L’incitation à la sous-traitance obligatoire à hauteur de 40% au maximum en faveur des entreprises sénégalaises dans le cadre des appels d’offres internationaux, l’encouragement et le développement des systèmes de groupements en conjoints ou de groupements solidaires pour accroître les possibilités d’acquisition de parts de marchés plus importants font partiie des pistes de sortie de crise. De même que l’encouragement  aux regroupements  d’entreprises locales et étrangères ou joint-venture pour pouvoir bénéficier de  l’application de marges préférentielles dans le cadre des appels d’offres internationaux. Mais en outre, il sera nécessaire de sensibiliser et inviter  les bailleurs de fonds et partenaires techniques et financiers à l’effort de développement impliquant le secteur privé national et par ailleurs, relancer l’initiative consistant à mettre en place une commission nationale de qualification et de classification des entreprises (CNQCE) pour éviter les risques consistant à mettre en compétition les petites et moyennes entreprises (PME) avec les grandes entreprises et réviser les critères de conformité et d’éligibilité  dans les consultations et appels à la concurrence pour permettre l’accessibilité des entreprises sénégalaises.

Souare Mansour

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