Alioune Tine : « On a l’impression qu’il se met en place petit à petit un État pastefien »
Après deux mois
d’exercice du pouvoir, la rupture ‘’systémique’’ criée sur tous les
toits reste un effet d’annonce. Dérogeant à la règle des 100 jours, au
cours d’une table ronde sur le bilan de l’élection présidentielle du 24
mars 2024 organisée ce jeudi par l’Association sénégalaise de droit
constitutionnel (Asdc), Alioune Tine s’interroge sur les premiers actes
posés par le nouveau régime. Selon
lui, le système est en train de phagocyter l’antisystème, car,
estime-t-il, « on a l’impression qu’il se met en place petit à petit un
État pastéfien ».La
figure de proue de la société civile sénégalaise a également mis en
garde, au cours de cette rencontre, contre une dualité, source de
tension au sommet de l’État, entre Bassirou Dionaye Faye, qui a une «
dette politique » sur les épaules et son Premier ministre Ousmane Sonko,
qui a « une surcharge de légitimité ». Le fondateur d’Afrikajom Center,
dont le rôle a été décisif dans la résolution de la crise
politico-électorale de février-mars 2024, a dressé le bilan de ce
processus électoral qui a failli plonger le Sénégal dans l’abîme.
Seneweb
publie in extenso la réflexion-bilan dressée par Alioune Tine sur cette
séquence assez récente de l’histoire politico-électorale du Sénégal
(les intertitres sont de la rédaction).
Stratégie foireuse de conservation du pouvoir
«
Aujourd’hui, on va s’intéresser à la stratégie de Macky Sall de
conserver le pouvoir puis de proroger le mandat. Il a plus ou moins
rejeté Amadou Ba qui est le candidat de la mouvance présidentielle. Mais
aussi, le candidat légitime de l’opposition (Ousmane Sonko) n’a pas été
sur la ligne de départ. La question de la succession et de la
conservation du pouvoir doit être analysée. On n’a pas l’habitude de
travailler sur le pouvoir et sur les mutations de ce qu’on appelle la
démocratie représentative qui est à bout de souffle et en fin de cycle
un peu partout dans le monde ».
«
En Europe par exemple, on assiste à la montée de l’extrême droite et
des mouvements antidémocratiques. Ici, chez nous en Afrique, ce sont les
coups d’État militaires. Nous au Sénégal, notre démocratie elle est de
l’ordre de l’imprévisible, du miracle. Quand j’entends dire la décision
historique du Conseil Constitutionnel du 15 février 2024. Alors qu’il ne
s’agit que d’une décision normale qui a été surinterprétée,
miraculeuse. Tout cela montre que nous sommes dans des mutations. Et en
même temps, la contradiction qu’il y a avec ce besoin énorme de
changement. C’est cela que nous allons essayer d’analyser rapidement ».
Les dangers de l’hyperprésidentialisme
«
En réalité tous les dysfonctionnements que nous avons vus sont
délibérés, provoqués et sont des atteintes à la démocratie comme régime
politique et à la démocratie électorale. C’est là où il faut mettre le
doigt sur la toute-puissance de l’hyperprésidentialisme. En réalité,
l’état de droit est né du caractère impersonnel de la loi face au
pouvoir personnel des monarques. Parce que l’État de droit est né au 16e
siècle bien avant la démocratie. Sans parler effectivement du caractère
tout à fait équivoque du mot démocratie : gouvernement représentatif,
État représentatif…mais la démocratie c’est au tirage au sort ».
«
Garder le pouvoir, prolonger le pouvoir. Par le 3e mandat, Macky Sall a
voulu garder le pouvoir, en abolissant toute possibilité de dauphin
dans son entourage. Mais avec l’échec de ce projet du 3e mandat du fait
de la résistance organisée, il a essayé d’avoir la prolongation du
mandat. Par rapport à l’ampleur des dysfonctionnements, il y a eu
l’organisation de la résistance. C’est à ce moment qu’on peut dire qu’on
assiste à l’émergence d’une société démocratique avec un peuple
vigilant, un peuple véto ».
« Je ne suis pas d’accord avec l’invalidation de la candidature de Sonko et Karim Wade »
«
À ce niveau l’expérience des luttes sociales et politiques antérieures
(1968, 1988, 1993, le 23 juin 2011), la sédimentation de ces expériences
a joué un rôle. Au Sénégal on n’a jamais eu une organisation des
différents segments de la société. Les pétitions qui sont sorties, cette
formation discursive a servi de levier aux différents mouvements
sociaux : Jammi Rewmi, le F24, Aar Sunu élection qui est venue à un
moment clé marqué par le report de l’élection présidentielle. La
mobilisation des candidats retenus a été décisive aussi ».
«
S’il y a un paramètre qui a échappé à Macky Sall et qui a tout
chamboulé, c’est : Bassirou Diomaye Faye. La validation de la
candidature de Diomaye a été un moment de déstabilisation du régime.
C’est à ce moment que beaucoup de choses se sont passées avec le report,
les accusations du Pds contre les juges du Conseil Constitutionnel. Je
voudrais également dire au passage que je ne suis pas d’accord avec le
Conseil Constitutionnel sur l’invalidation de la candidature de Ousmane
Sonko et la candidature de Karim Wade. Parce qu’au moment où ils
délibéraient, Karim avait déjà renoncé à sa nationalité française ».
Surcharge de légitimité vs dette politique/Sonko vs Diomaye
«
Maintenant par rapport à tout cela, qu’est-ce qui nous arrive ? C’est
cela qu’il faut revoir. L’inversion qu’il y a au niveau de la hiérarchie
du parti au pouvoir (le Pastef) fait que nous avons quelqu’un qui a une
surcharge de légitimité (Ousmane Sonko, Ndlr) qui devient le Premier
ministre. Cela va décentrer le pouvoir totalement et on y assiste. Cela
va créer de nouvelles tensions qu’il faut prévenir dès maintenant. De
l’autre côté, on a la dette politique de Diomaye (le président de la
République). Une dette extrêmement forte qui est un poids sur ses
épaules à l’heure actuelle. C’est cela qui crée de la tension au sommet
du pouvoir ».
«
Pour en venir à l’idéal d’un gouvernement démocratique qui est notre
plus grand défi, il nous faut un État neutre, impartial pour que le
critère de la transparence et de l’égalité des citoyens puisse être
respecté. De mon point de vue, après avoir assisté à ce qu’on peut
appeler un État agressif, nous n’avons pas l’impression d’avoir tourné
la page de l’État-partisan. On a l’impression qu’il se met en place
petit à petit un État pastefien. Le défi c’est de voir comment on peut
traverser cette nouvelle mutation de la démocratie, et ne pas réduire
notre démocratie à une démocratie électorale. Et ne pas réduire la
légitimité à une seule légitimité de ceux qui sont élus. Il y a de
nouvelles légitimités qui émergent, qui sont fortes ».