Tunisie : des centaines de migrants arrêtés à Sfax et envoyés dans le désert, à la frontière libyenne
La situation est extrêmement tendue dans la ville de Sfax depuis la mort d’un Tunisien lundi, après des heurts avec des migrants subsahariens. Des exilés ont vu leurs maisons saccagées par des jeunes Tunisiens. Plusieurs migrants ont été arrêtés dans la foulée par les forces de l’ordre. Des centaines d’entre eux, dont des femmes et des enfants, ont été envoyés à la frontière libyenne, dans une zone désertique, sans eau ni nourriture.
« Je
n’ose plus sortir. La situation, ici, est très inquiétante ». Daouda*,
un migrant ivoirien de 22 ans, a du mal à se remettre de ses émotions.
Sfax, la ville dans laquelle il habite depuis un an, dans le centre-est
de la Tunisie, a été une nouvelle fois le théâtre de violents
affrontements.
La nuit de mardi 4 à mercredi 5 juillet a été
particulièrement tendue dans le quartier de Sakiet Eddaïer. Depuis
dimanche soir, la zone est secouée par des violences entre habitants
tunisiens et migrants subsahariens. Lundi soir, la tension est montée
d’un cran avec la mort d’un Tunisien, poignardé au cours de heurts avec
des exilés.
Une vidéo montrant le corps de la victime gisant à
terre a suscité un torrent de réactions souvent aux relents racistes.
« Nous allons venger sa mort », a lancé un groupe de jeunes lors des
funérailles du défunt mardi selon des images diffusées par le collectif
Sayeb Trottoir qui milite contre l’immigration clandestine à Sfax.
Expéditions punitives
Mardi
soir, des centaines d’habitants se sont rassemblés dans les rues pour
réclamer le départ immédiat de tous les migrants en situation
irrégulière, a constaté un correspondant de l’AFP sur place. Certains
ont bloqué les rues et incendié des pneus. D’autres ont mené des
expéditions punitives dans les maisons habitées par des Subsahariens.
Daouda
a été témoin de scènes de pillages. « Depuis ma fenêtre, j’ai vu un
groupe de jeunes Tunisiens entrer brusquement dans la maison de mes
amis. Ils les ont agressés et ont tout saccagé à l’intérieur. Ils ont
volé des téléphones, de l’argent, des vêtements, des chaussures… La
police est intervenue mais elle a arrêté les migrants », explique le
jeune homme, encore choqué.
Des vidéos diffusées sur les réseaux
sociaux montrent des agents de police chassant des dizaines de migrants
de leur domicile sous les acclamations d’habitants de la ville, avant de
les faire monter dans des voitures. Sur d’autres images, ont voit des
migrants allongés à même le sol, les mains sur la tête, entourés par des
habitants munis de bâtons qui attendent l’arrivée de la police.
Sur
la page Facebook du groupe local Sayeb Trottoir, Lazhar Neji,
travaillant dans les urgences d’un hôpital à Sfax, a évoqué « une nuit
inhumaine (…) sanglante qui fait trembler ». Il a assuré que l’hôpital a
accueilli entre 30 et 40 migrants, dont des femmes et des enfants.
« Certains ont été jetés de terrasses, d’autres agressés avec des
sabres », a-t-il affirmé.
Les assaillants semblent jouir d’une
certaine impunité. Selon Faouizi Masmoudi, porte-parole du Parquet de
Sfax, joint par InfoMigrants, 79 Subsahariens ont été placés en garde à
vue depuis dimanche pour « séjour irrégulier » en Tunisie. En revanche,
aucun Tunisien n’a été interpellé en lien avec les agressions.
Daouda
ne comprend pas ce déchainement de violences. D’autant qu’il connait
certaines personnes impliquées dans les raids. « J’ai l’habitude de leur
donner de l’argent quand ils en ont besoin. Parfois, on se pose au
quartier et on cause. En, ce moment, ils profitent du chaos pour nous
agresser et dérober nos effets personnels », déplore-t-il.
« Ils ont été envoyés au milieu de nulle part, en pleine nuit »
Depuis
lundi soir, des centaines de migrants interpellés par la police ont été
entassés dans des bus et envoyés dans le désert, à la frontière entre
la Libye et la Tunisie, près de la ville de Ben Gardane, raconte Daouda.
Des propos corroborés par les témoignages reçus par l’ONG Human Rights
Watch (HRW), et transmis à InfoMigrants. HRW évoque des centaines de
migrants concernés mais il est encore difficile d’établir un bilan
précis.
Selon Daouda, les exilés expulsés ont compris trop tard
ce qu’il leur arrivait. « Quand les policiers les ont arrêtés, ils les
ont rassurés en leur disant qu’ils allaient les mettre en sécurité. En
réalité, ils ont été envoyés au milieu de nulle part, en pleine nuit »,
rapporte l’Ivoirien. Parmi eux, on compte plusieurs femmes, dont
certaines enceintes, et des enfants, dont des bébés.
Ces
expulsions sont jugés « inquiétantes » par l’envoyé spécial du
Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en
Méditerranée. « Tout pays peut expulser sous certaines conditions des
ressortissants étrangers se trouvant illégalement sur son territoire,
mais cette situation ne répond à aucune forme de procédure régulière »,
déclare Vincent Cochetel sur sa page Twitter.
Dans des photos et
vidéos que s’est procuré InfoMigrants, on peut voir des dizaines de
personnes perdues, assises par terre, sous le soleil brûlant tunisien,
sans accès à de l’eau ou de la nourriture. Quelques-unes ont des traces
de coups sur le corps. « On ne sait pas où on est actuellement… on ne
sait pas où aller », dit, complètement démuni, un Subsaharien.
Difficile
pour les refoulés de faire marche arrière. D’après Daouda, les
transports publics refusent de faire monter des Noirs et les taxis
demandent des centaines d’euros pour des longs trajets. « Les gens n’ont
pas les moyens de payer. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est marcher.
Mais il va leur falloir plusieurs jours pour revenir à Sfax ».
De
son côté, Daouda s’est installé chez un ami, dans un autre quartier,
épargné par les violences. Et le jeune homme ne compte pas rentrer tout
de suite chez lui. « Un Tunisien m’a dit l’autre soir que, pour ma
sécurité, je devais quitter le quartier ». Pour le jeune homme, la seule
solution est de prendre la mer vers l’Italie, distante d’environ 150 km.
« De toute façon, avec ce qu’il se passe, même si tu n’avais pas l’idée
d’aller en Europe, tu le fais ».