Le Sénégal, entre populisme et État de droit
Le jour où 104 «
intellectuels » signent une pétition pour inviter le président Macky
Sall à « revenir à la raison », un haut cadre sénégalais lance la
pétition « 1 million de signatures » parce que, de son point de vue, il y
a « 1 million de raisons de continuer » avec Macky Sall. C’est
précisément cela, la démocratie : un conflit d’interprétations, parce
que la démocratie est un champ absolu d’incompétence où chacun a le
droit d’avoir une opinion. En cherchant 1 million de signatures, le
partisan de Macky Sall se comporte en fedayin. Il en est de même pour
les 104 intellectuels qui, sans aucune nuance ni aucun relativisme, ont
instruit uniquement à charge. Ce « fedayisme » intellectuel qui n’est
pas digne de leur rang confirme la nécessité de la prudence et de la
distance que recommande Max Weber aux intellectuels qui s’aventurent en
politique.
Dans
son Le Savant et le Politique, un ouvrage devenu un classique, Max
Weber nous dit de façon fort sage qu’« en prenant une position
politique, on cesse d’être savant » parce que on s’éloigne alors de ce
qu’il appelle la « neutralité axiologique », laquelle doit être
consubstantielle à la démarche de l’intellectuel ou du savant. C’est
pourquoi, ajoute le célèbre sociologue, « les associations de savants,
dès qu’elles discutent de la paix et de guerre, sont des associations
politiques non scientifiques ».
Position partisane assuméeLe
manque de rigueur scientifique est flagrant quand les 104 se
concentrent uniquement sur les conséquences en oubliant la cause : la
volonté du chef de l’opposition, Ousmane Sonko, de se soustraire à la
justice dans des affaires privées en utilisant les foules et la rue
comme un rempart afin de se trouver dans une zone de non-droit. La
pétition des 104 intellectuels qui dénonce un « recul de l’État de droit
» et des « atteintes aux droits de l’homme » est une prise de position
politique, partisane et assumée.
Si
ces intellectuels étaient un tant soit peu préoccupés du respect de la «
neutralité axiologique », ils auraient pu, certes, dénoncer ce qu’ils
pensent être une régression de l’État de droit, mais ils n’auraient pas
volontairement passé sous silence les excès du leader de l’opposition,
qui, au cours d’un meeting, a publiquement menacé de mort un président
de la République démocratiquement élu, insulté les généraux et menacé
les magistrats, puis ajouté « se foutre des institutions » et de la loi,
dont le noble respect garantit pourtant la survie des institutions,
selon Cicéron.
La
justice, le seul service de l’État qui porte le nom d’une vertu, est
une institution sacrée. Et donc, contrairement à ce que dit l’activiste
Alioune Tine, l’État ne « fout pas le camp » parce qu’un ministre a
porté plainte contre le chef de l’opposition. C’est même le contraire :
la judiciarisation des conflits politiques est un critère de l’État de
droit car elle met fin à « l’insoutenable autonomie du politique »,
comme disait le doyen Georges Vedel.
D’ailleurs,
le verdict du tribunal est une preuve de l’indépendance de cette
justice que l’opposition et ses supplétifs de la société accusent de
tous les péchés d’Israël. La justice a clairement montré que c’est un
fantasme politicien que de l’accuser d’écrire sous la dictée de
l’exécutif. Mieux encore, elle a montré, durant toute la procédure et
lors du jugement, que son temps n’était pas celui de la politique.
En
Inde, la plus grande démocratie du monde, Rahul Gandhi, le chef de file
du Parti du Congrès (opposition) vient d’être condamné à deux ans de
prison pour diffamation envers le Premier ministre, Narendra Modi. Aux
États-Unis, Donald Trump devenu opposant va lui aussi devoir répondre de
ses actes devant la justice.
L’ère des furies et des foulesInde,
États-Unis et Sénégal, que le politologue français Christophe Jaffrelot
présente comme des exemples de démocraties, vivent aujourd’hui les
excès inhérents à tout système démocratique. Pourquoi le Sénégal
serait-il l’exception ? Pourquoi le chef de l’opposition serait-il
au-dessus des lois lorsqu’il veut semer le chaos pour se soustraire à la
justice ?
Dans
un État de droit, l’État, tout comme la majorité et l’opposition, sont
soumis au droit. Si les 104 commettent la même erreur que Martin
Heidegger en soutenant un groupuscule qui utilise les règles de la
démocratie pour la combattre de l’intérieur afin de la détruire, l’État
du Sénégal ne commettra pas la même erreur que la République de Weimar,
qui, par juridisme et par faiblesse, laissa les nazis profiter des
failles de la démocratie pour l’infiltrer, la combattre de l’intérieur
et la détruire.
Ainsi
le pays de Gœthe, de Kant et de Schiller, le pays de la pensée est
tombé entre les mains d’un obscur gang de nazis. Le pays de Senghor ne
tombera pas entre les mains d’un groupuscule qui fait l’apologie de la
violence et qui est aux antipodes de nos cultures et traditions
démocratiques fondées sur le dialogue. Ainsi, notre démocratie est passé
du débat des agrégés (Senghor, Abdoulaye Wade et Cheikh Anta Diop) aux «
insulteurs » du net.
La
bataille du droit à laquelle nous assistons est davantage digne de
notre rang et de nos normes démocratiques que le bras de fer politique
engagé dans les rues, réminiscence anachronique de l’ère des furies et
des foules (1960 à 2000), une page qu’aurait dû fermer le cycle des
alternances commencé en 2000.
Dans
cette bataille du droit, deux des principaux ténors de l’opposition,
Ousmane Sonko et le maire de Dakar, ont concédé dans des vidéos que la
question d’une éventuelle candidature du président Macky Sall à la
présidentielle est davantage un problème politique qu’un problème de
droit, admettant que, légalement, la Constitution le lui permet. Depuis,
ils ont changé d’opinion. Ils en ont le droit. En démocratie on peut
changer d’avis car la démocratie gère des questions humaines ; or sur
ces questions, comme disait mon professeur à Sciences-Po Gérard
Grunberg, « il n’y a que de solutions relatives, jamais de solutions
définitives », contrairement à la religion qui « apporte des réponses
simples et définitives à des questions complexes ». Ce qui fait que le
débat est au cœur de la démocratie car toute vérité y est relative donc «
réfutable », pour employer une expression chère à Karl Popper. Le chef
de l’opposition et le maire de Dakar s’arrogent le droit de changer
d’avis, et tout le monde a ce droit. « L’apathie est l’ennemi des
démocraties », disait Tocqueville.
Les rentiers de la tensionLes
interprétations conflictuelles de notre Constitution entre
constitutionnalistes, responsables politiques et même entre simples
citoyens est la preuve de notre vitalité démocratique. Le brouhaha
démocratique établit en effet une immense différence entre une
démocratie et une dictature, dans laquelle la seule vertu du citoyen est
le silence. Chaque Sénégalais a le droit d’interpréter la Constitution,
mais seul le Conseil constitutionnel est habilité à trancher le débat.
Cela ne relève ni du président, ni du chef de l’opposition, ni des
professeurs de droit.
Les
responsables publics sont soumis au droit pour éviter « l’insoutenable
autonomie de la politique », ce qui fait de la judiciarisation des
conflits politiques l’un des critères de l’État de droit, parce que les
politiques ne sont ni au-dessus ni au-dessous des lois. Le ministre du
Tourisme est donc parfaitement fondé à porter plainte pour diffamation
contre le chef de l’opposition qui l’accuse de détournements de fonds.
Cette question sera tranchée par le juge, de même que celle d’une
troisième candidature [de Macky Sall], qui, si elle devait se poser, ne
pourrait être tranchée que par le droit (Conseil Constitutionnel) et les
urnes (le peuple).
«
Force doit rester au peuple » est devenu le slogan de l’opposition. Au
moins ce point fait-il consensus. Le peuple ne se prononce qu’à
l’occasion des élections, et, entre celles-ci, chacun peut se réclamer
de lui et s’autoproclamer son porte-parole. Dans un an, il tranchera le
débat, et force restera au peuple. Mais, en attendant, force doit rester
à loi. Toute autre attitude ne relève pas de la démocratie mais du
terrorisme, qui se définit comme une menace d’utilisation ou une
utilisation de la violence pour atteindre un objectif politique.
Par
conséquent, dire comme les rentiers de la tension, regroupés dans «
Jama gueune 3e mandat [la paix est préférable au 3e mandat] », que si le
président Sall se présentait en 2024 le pays brûlerait relève du
terrorisme. Empêcher le président de se présenter est un objectif
politique de l’opposition et d’une certaine société civile, et menacer
de brûler le pays est un moyen qui relève de la terreur.
Inféodation à l’OccidentEn
attendant que le Conseil Constitutionnel dise le droit, la seule
bataille qui reste est celle que Sonko a appelée, dans sa lettre, celle
de la « communauté internationale ». Or même cette bataille est déjà
perdue, comme le prouvent le 3e compact américain du MCA (Millenium
Challenge Account), si exigeant en matière de respect des règles
démocratiques, et la présence massive de la presse française à Dakar
alors qu’elle n’est plus la bienvenue dans certains pays de la
sous-région.
Pour
Ousmane Sonko, le fait de passer de « France dégage » à « France 24 »
ne changera pas grand-chose au fait qu’à l’occasion de la présidentielle
de 2024 les questions de politique intérieure primeront sur l’avis de
la communauté internationale. Ce fut déjà le cas en 2000, quand les
Sénégalais élirent Abdoulaye Wade, qui n’était pas du tout le favori de
la communauté internationale. L’appel de l’actuel chef de l’opposition à
la communauté internationale pour qu’elle choisisse son camp montre que
l’inféodation à l’Occident n’est pas où on le pense.
De
la même manière que l’habit ne fait pas le moine, poser avec une photo
de Sankara ne fait pas de vous un révolutionnaire. Qu’y a-t-il de plus
anachronique dans notre vieille démocratie, aujourd’hui, que de penser
qu’il faut l’onction et la caution de l’Occident pour être légitime, au
point de faire la danse du ventre pour obtenir une bénédiction ou une
caution de la France-Afrique ?
L’extrême
gauche française et une certaine gauche historique sénégalaise, qui
sont déjà tombées dans le piège, devraient se souvenir du sort que connu
la gauche iranienne après avoir soutenu l’imam Khomeyni, qu’elle
croyait utiliser comme une voiture bélier contre le shah. La gauche aura
été l’une des premières victimes de la révolution iranienne.
Le
Sénégal est l’ultime rempart contre le terrorisme en Afrique de
l’Ouest, et l’Occident en est très conscient. Nous sommes le phare de la
démocratie, et nous le resterons. Le président Sall bâtit des ponts
entre le Sénégal et ses voisins. Il a ainsi fait passer notre pays d’un
cercle de feu à un cercle de paix et, bientôt, de coprospérité. Dans les
années 1990, entre le Sénégal et ses voisins, les tensions étaient
permanentes. Aujourd’hui, grâce à une diplomatie de bon voisinage, on se
trouve dans le cercle vertueux de la paix. Le pont de Rosso, qui
reliera les deux rives du fleuve Sénégal mais aussi le pont de
Farafenni, sur le fleuve Gambie, en est la meilleure illustration.
Cercle de paix et de confianceL’exemple
de l’Union européenne, qui a substitué les relations économiques à la
guerre comme mode de régulation des relations entre États, montre que
les démocraties ne se font pas la guerre, et que deux pays qui
commercent ensemble sont rarement en conflit. Le président Sall s’y
prend de la même manière pour pacifier le voisinage du Sénégal. Le
partage des ressources avec la Mauritanie, le soutien apporté à la
démocratisation de la Gambie et de la Guinée-Bissau sont à l’origine du
cercle de paix et de confiance que symbolisent ces ponts. Pendant ce
temps, Sonko, lui, menace nos voisins.
Entre,
d’un côté, un président de l’Union africaine qui, en l’espace d’une
année, a fait détaché l’organisation du mur des Lamentations pour le
faire participer à la géopolitique en lui faisant intégrer le G20, et,
de l’autre, son opposant qui demande à la France « d’ôter son genou du
cou du Sénégal », traite l’armée nationale de mercenaire parce qu’elle
lutte contre le jihadisme au Mali, et fait des appels de pied aux
militaires pour qu’ils fomentent un coup d’État, sans oublier ses appels
quotidiens à l’insurrection, en plus d’être le cheval de Troie des
salafistes, la communauté internationale a déjà choisi.
L’offensive
dans la presse internationale est tout autant vouée à l’échec, car comment convaincre la communauté internationale que le Sénégal est en plein recul démocratique quand le chef de l’opposition menace publiquement de mort le chef de l’État, insulte les magistrats, menace les généraux et rentre tranquillement chez lui ? Quant à notre santé démocratique, elle est tellement excellente qu’à l’Assemblée nationale la majorité ne dépasse l’opposition que d’un siège, comme c’est le cas au Sénat des États-Unis ou au Parlement israélien. Sans oublier que l’opposition contrôle la capitale, Dakar, et des villes emblématiques, comme Touba et Ziguinchor. Qui peut faire mieux en Afrique sur le plan politique ?