D’un État d’indigence à un État d’émergence » : Des économistes passent au crible l’affirmation de Macky Sall

D’un État d’indigence à un État d’émergence » : Des économistes passent au crible l’affirmation de Macky Sall

Le chef de l’Etat a dressé un tableau élogieux de sa gouvernance en 2022, au cours du discours à la nation du 31 décembre- avec à la clé- la transition du Sénégal d’un « État d’indigence à un État d’émergence ». Mais à en croire les économistes Meissa Babou et Idrissa Ba, ce constat semble bien loin de la réalité.

En procédant à une brève définition de concepts, on comprend que l’indigence est un état de pauvreté et l’émergence, une notion basée sur  une intégration rapide à l’économie mondiale d’un point de vue commercial et financier. Ainsi, reformuler les propos du Président de la République reviendrait à dire que sous son magistère, le Sénégal serait sorti des précipices du sous-développement et se serait placé sur la rampe de lancement en attendant son envol vers le développement. Pour étayer son assertion, le Président de la République a mis l’accent sur les efforts consentis par le gouvernement dans le social avec entre autres, la subvention des prix du carburant, du gaz et denrées de première nécessité à hauteur de plus de 750 milliards.

Cependant, ces actions évoquées paraissent bien insuffisantes pour affirmer une sortie du Sénégal de l’État d’indigence à en croire Meissa Babou, enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. La faute, selon lui, à un sous-développement sectoriel accru. « Si on les prend un à un, on se rendra compte que toutes les souffrances se retrouvent dans le secteur primaire, argue-t-il. Les Sénégalais sont encore tous des nécessiteux. Je crois que c’est peut-être pour faire un bilan élogieux qu’il a utilisé ce mot mais les Sénégalais traversent des périodes extrêmement difficiles et donc cette situation d’indigence n’est pas encore terminée »

Pourtant, au cours de la même adresse à la nation du 31 décembre 2022, le chef de l’Etat se réjouissait d’une augmentation du budget de la campagne agricole qui serait passé de 40 milliards de FCFA en 2019 à plus de 80 milliards en 2022. Des résultats qui ne convainquent pas aussi Idrissa Ba, économiste-consultant qui emboîte le pas à son  confrère en estimant que le pays ne peut sortir d’un État d’indigence à condition de répondre à certains préalables. «Cette situation, jusqu’à présent, n’a pas connu de changements. Car le seul mécanisme qui aurait pu garantir ce changement serait la mise en place d’une forte politique économique d’industrialisation des secteurs 1 et 2 par la transformation des matières qu’ils génèrent et qui doivent satisfaire des demandes en lieu et place des produits importés »

Émergence et balance commerciale déficitaire : Un alliage impossible

Le 27 décembre 2022, la BCEAO a organisé la journée des comptes extérieurs du Sénégal. Au cours de cette rencontre, l’établissement public a annoncé un accroissement du déficit de la balance commerciale de l’ordre de 3,2% soit 1662,5 milliards. Une donnée que le Président de la République n’avait pas mentionnée dans son discours de peur sans doute d’apporter une contradiction à sa thèse de l’émergence du Sénégal. Parce que oui, l’un des facteurs de l’émergence les plus essentiels est le dynamisme de l’exportation. Là aussi, Meissa Babou fustige l’absence d’action concrète pour inverser cette tendance : « Le déficit commercial que nous vivons depuis 1969 est dû à une politique d’importation en tout. Que ça soit du côté alimentaire comme pour les matériaux de construction. Aucune politique n’a réellement été mise en place pour renverser cette tendance à part la Goana (NDLR:Grande Offensive agricole pour la nourriture et l’abondance, lancée en 2008 par le Président Abdoulaye Wade) qui est un échec. On constate qu’avec l’accroissement de la population une augmentation de ces importations et donc la balance commerciale continue d’être déficitaire et en progression ».

Bien qu’entonnant le même son de cloche, Idrissa Ba estime que l’Etat devrait davantage accompagner les entrepreneurs locaux dans le but de créer une dynamique vertueuse basée sur le protectionnisme « Tout ceci ne pourra se réaliser si également l’Etat avec fermeté ne songe pas à protéger son économie qui a courroucé le système néolibéral ultra-capitaliste qui a une aversion totale du système protectionniste économique tel que préconisé par le consensus de Washington avec des acteurs qui le soutiennent telles que la Banque mondiale, le FMI, l’OMC, et l’Union européenne avec ses accords de partenariat économique non profitables aux pays sous-développés », ajoute-t-il en invitant les banques et institutions financières à apporter leur contribution dans cet élan.

La croissance : L’arbre qui cache la forêt

Parmi les bons points de l’année écoulée, selon Macky Sall, figure le taux de croissance qui devrait être établi à 4,8%. Un résultat qui devrait atteindre les 10% (une première) en 2023 grâce principalement au début de l’exploitation des ressources gazières et pétrolières. Pour corroborer ses dires, le Chef de l’Etat s’est, par ailleurs, appuyé sur le classement de World Economics reconnaissant « le Sénégal comme pays à la croissance la plus régulière sur la décennie 2011-2021 ». Mais ce point de satisfaction est à relativiser d’après Idrissa Ba qui rappelle que le secteur tertiaire joue un rôle important dans ces résultats, un secteur dominé par la présence d’entreprises internationales à l’exemple d’Orange, Wave, les banques et les assurances. « Nous rappelons aussi que Walt Rostow préconise que les capitaux étrangers doivent être sollicités en dernier recours, évoque Idrissa Ba. Et que les banques industrielles ou agricoles sénégalaises sous la garantie de l’Etat, doivent financer les entreprises sénégalaises pour les processus d’industrialisation des secteurs 1 et 2 dont les potentiels sont énormes en matière de création de richesses et de plus-value et garantissent des emplois fixes, et absorbent toutes les demandes ».

Pour l’enseignant-chercheur, Meissa Babou, la croissance à deux chiffres (10%) annoncée par le président n’est pas pour autant synonyme d’une amélioration des conditions de vie des Sénégalais du fait qu’elle provient en partie de l’exploitation pétrolière et gazière et des investissements offshore. « Toutes choses qui font que le taux peut être effectivement à deux chiffres mais ça sera une croissance qui ne crée pas de l’emploi. C’est donc une croissance qui n’est pas du tout inclusive et qui peut nous passer sous le nez à l’exception des taxes engrangées par l’Etat », explique-t-il. Afin de tirer pleinement profit de ces ressources naturelles, Idrissa Ba préconise une gestion axée autour du patriotisme économique : « Toutes ces richesses naturelles doivent obéir à un seul mode de gestion, d’exploitation, par la création d’entreprises nationales sénégalaises dirigées par des sénégalais détenant 51% des actions, 29% des actions à offrir à des Sénégalais nantis, et les 20% restants à des investisseurs étrangers éventuels pour leur apport technologique ».

Il ajoute : « Mais au préalable, tout ceci doit être garanti par une politique économique à partir d’une souveraineté et une indépendance réelle d’une manière inaliénable et imprescriptible par des clauses de protection et de sauvegarde que l’on doit matérialiser par des alinéas pour encadrer l’article 98 de la Constitution qui tronque réellement la souveraineté du Sénégal dans tous les secteurs (économique, social, culturel…) ».

En somme, 2023 pourrait bien être une année de tous les records sur le plan de la croissance mais les retombées directes sur la population devront attendre à condition, au préalable, que les jalons de cet objectif soient d’ores et déjà posés.

Souare Mansour

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