Discours à la Nation : Les interrogations du Pr Ndiaga Loum
Le président Macky
Sall, comme d’habitude, va s’adresser à la Nation le 31 décembre à 20h.
L’opposition a prévu d’organiser un concert de casseroles à la même
heure. Dans une contribution, le juriste, politologue, Ndiaga Loum,
Professeur titulaire à l’Université du Québec en Outaouais se pose des
questions sur la pertinence de ce discours dans ce contexte actuel.
Le texte intégralMais à quoi sert donc un discours de fin d’année quand rien ne vous dérange?
Au
moment où j’écris ces lignes, Pape Alé Niang, journaliste est en
détention, transféré à l’hôpital dans un état critique ; j’ai le cœur
meurtri et triste en pensant à sa situation médicale et n’ose pas
m’imaginer le pire. Cela ne vous dérange pas ?
Au
moment où j’écris ces lignes, un capitaine de gendarmerie qui a voulu
faire honnêtement son travail, a été radié, puis empêché de travailler
dans le privé et enfin privé de salaire après son recrutement dans une
administration publique décentralisée mais autonome. Une méchanceté
gratuite et contre-productive. Cela ne vous dérange pas ?
Au
moment où j’écris ces lignes, un gendarme travaillant pour le
renseignement a bizarrement disparu, son ami et collègue retrouvé noyé
et son corps en état de décomposition à tel point qu’on ne pourrait
faire une autopsie. La vérité sur ces atrocités ne vous intéresse
apparemment pas, sinon deux de vos courtisans qui affirment qu’il a été
assassiné seraient attraits devant la justice pour fournir les preuves
de leurs assertions. Un médecin, tenu par le respect de son serment
rejette la corruption de comploteur, refuse de changer le contenu de son
rapport médical et voit sa vie quotidiennement menacée, la peur hante
ses nuits, faute de protection par qui de droit, il n’a plus d’autre
recours que d’alerter ses concitoyens. Cela ne vous dérange pas ?
Au
moment où j’écris ces lignes, plus d’une vingtaine de détenus
politiques croupissent dans vos geôles, tantôt pour délit d’opinion,
parfois pour parodie et humour « inconvenu », sinon accusés de vouloir
poser des « actes terroristes ». Parmi ces derniers, une jeune mère de
famille provisoirement incarcérée en attendant un hypothétique jugement
qui sans doute la blanchirait logiquement. En attendant, l’on prive ses
jeunes enfants de leur amour maternel. Ceux qui font subir ce «
châtiment » à cette pauvre dame, ont-ils un jour imaginé leur propre
mère, leur propre fille, leur propre sœur dans la même situation que
cette dernière ? Cela ne vous dérange pas ?
Au
moment où sont écrites ces lignes, ce pays s’apprête encore à vivre,
comme dix ans avant, les mêmes heures sombres d’un combat contre un 3e
mandat. Pourtant, le nouveau chef et ses conseillers rédacteurs de la
révision constitutionnelle de 2016, après un référendum coûteux, avaient
fait la « profession de foi » de vouloir être plus clairs dans le texte
pour régler définitivement, disaient-ils, cette question sur la
limitation du nombre de mandats à deux (2). Sous la torture
psychologique du risque de se dédire, il reste la langue de bois ou se
débiner sans vergogne. Si on en est arrivé là, il faut non seulement
pointer la parole changeante et chancelante du chef pourtant partie
intégrante de son serment de vérité, mais aussi interroger la grave
responsabilité des rédacteurs de la révision constitutionnelle de 2016.
Comble de la compromission intellectuelle, ils se proposent même
d’interpréter à titre d’experts leurs propres écrits. Incompétence ou
cynisme ? Que dire de l’entourage (témoins oculaires et solidaires de la
dizaine de morts) qui avait combattu la 3e candidature du président
Abdoulaye Wade par principe, par conviction, disait-on ? Ils sont aussi
prêts à suivre la nouvelle posture du chef, leurs principes et
convictions à géométrie variable s’expliquant par le fait qu’ils ont
entre-temps les pieds profondément plantés dans l’ivresse du pouvoir.
Quelle déchéance morale! Et Mamadou Diop et consorts sont donc morts
pour rien ! Cela ne vous dérange pas ?
Enfin
au moment où sont écrites ces lignes, des politiciens et autres
administrateurs véreux et sans vergogne de fonds publics, se sont
allègrement servis de l’argent destiné à faire face à une épidémie
dévastatrice qui a finalement coûté la vie à nombre de nos compatriotes.
Leurs excuses : l’impunité que confère la proximité avec le chef, le
caractère apparemment « insignifiant » des sommes dérobées
comparativement à l’ampleur de l’enveloppe disponible pour puiser sans
conséquence prévisible, sauf à ne prévoir l’œil « suspect » et « nocif »
de vérificateurs professionnels accusés aujourd’hui de « politiciens
encagoulés » par un gendre puissant qui menace publiquement les
potentiels détracteurs d’une image pourtant déjà dégradée. Cela ne vous
dérange pas ?
À
quoi sert un discours de fin d’année si ce n’est pour regretter tous
ces maux et s’engager à refermer définitivement ces parenthèses sombres
de la gestion des choses publiques qu’on avait oublié de refermer ?
Mais
quel effet si euphorisant, puissant et inhibiteur aurait la seringue
hypodermique du pouvoir au point de déshumaniser tant ceux qui
l’incarnent ? Suis-je peut-être trop naïf et romantique pour ne point
m’imaginer un jour exercer le pouvoir. Et pourtant, quand on scrute
l’histoire, des gens qui ont voulu diriger avec amour, on en trouve :
Martin Luther King ne disait-il pas que « la haine ne supprimera pas la
haine, seul l’amour y parviendra ». N’est-ce pas Mandela qui répondait
négativement à l’appel à la vengeance de l’aile radicale de l’ANC ceci :
« la vengeance ne noie pas la douleur, c’est pour l’amour des humains
que je suis allé en prison, c’est par l’amour des humains que j’en suis
sorti, c’est avec ce même amour que je compte diriger ». Que dire de
Ghandi qui répondait à l’appel à la résistance armée de ses partisans : «
Ah, si je pouvais entrer dans le cœur de chaque être humain et y
découvrir le secret de ses attentes… Ne pouvant le faire, je vis avec la
satisfaction de m’y essayer toujours, tous les jours ».
Finalement,
l’humanitaire terre à terre, c’est ce qui manque dans le champ d’action
quotidienne des dirigeants africains. Voilà pourquoi ils ne seront
jamais comme Mandela.
Bonne année à toutes et à tous !
Ndiaga Loum, professeur titulaire, UQO