François Mancabou, un mort, mille regrets (Par Madiambal Diagne)
Il a été interpellé à son domicile le 17 juin 2022, jour d’une marche annoncée par l’opposition regroupée au sein de la Coalition Yewwi askan wi (Yaw). François Mancabou fait donc partie des éléments d’un groupe appelé «Force spéciale» qui auraient commis divers actes de sabotage d’infrastructures publiques et planifié des actions terroristes et de subversion. A l’issue de l’enquête de police, François Mancabou n’avait pu être déféré avec ses autres compagnons arrêtés, car il était interné en urgence à l’hôpital pour cause de graves blessures subies pendant son séjour dans les locaux de la police. Il a malheureusement fini par succomber le 13 juillet 2022.
A tous les coups, la responsabilité de la police est engagée
Dans quelles conditions ce grave incident, qui lui a coûté la vie, était-il survenu ? Ses proches et ses avocats avaient fait diverses sorties médiatiques pour alerter sur son état de santé critique, en alléguant des actes de torture qu’il aurait subis. Le Procureur de Dakar, Hamady Diouf, a déclaré à la presse, le 14 juillet 2022, que François Mancabou se serait fait mal lui-même en cognant les grilles et murs de sa cellule et qu’une enquête est ouverte pour faire toute la lumière sur cette affaire. Le premier regret est que le Parquet ait attendu de faire le constat du décès pour annoncer l’ouverture d’une enquête ; elle aurait dû être ouverte depuis le jour où les blessures avaient été observées, d’autant que l’état de la victime avait nécessité une hospitalisation en urgence. C’est le lieu de regretter la prise de parole tardive des autorités de l’Etat qui restaient aphones, pendant de longues semaines, alors que tous les jours les médias se faisaient l’écho de nouvelles alarmantes sur le sort de François Mancabou. Cette attitude désinvolte et laxiste est bien regrettable, surtout que dans sa sortie face à la presse, le procureur n’a rien dit qui n’aurait pu être dit depuis presque un mois. De surcroît, la prestation du procureur devant les médias a laissé tout le monde sur sa faim du fait de son impréparation manifeste ou du manque de sérénité visible. Du reste, quelle est cette stratégie de communication du procureur d’avoir insisté sur l’implication certaine de François Mancabou dans la commission des faits criminels pour lesquels la «Force spéciale» est poursuivie et de dégager toute responsabilité des policiers dans les circonstances du drame ? Le procureur aurait fait montre de neutralité et serait plus crédible s’il laissait la porte ouverte à une quelconque responsabilité de la police. De même, la compassion de l’Etat envers la famille du défunt aurait pu être plus manifeste au cas où le procureur, après avoir parlé en langue nationale wolof, eût pensé faire traduire séance tenante son intervention en langue mancagne. Ce serait un acte de contrition qui pourrait avoir le mérite d’apaiser la famille et les proches par la reconnaissance de l’appartenance nationale de cette communauté. On ne dira jamais assez que les minorités, dans toute société, ont une tendance atavique à se sentir exclues, non reconnues par les autres et se réfugient dans un communautarisme, surtout dans des situations de malheur. La déclaration apaisante de Joao Mancabou, oncle du défunt et chef traditionnel de la communauté mancagne, est à saluer. Un climat de suspicion pèse sur la police dans cette affaire. François Mancabou a-t-il été victime d’un interrogatoire trop musclé ou, se sentant cerné, s’était-il fracassé délibérément le crâne dans un geste de désespoir ou même dans l’objectif de «foutre le bordel» dans l’enquête ? Toutes les éventualités sont à envisager et seule une enquête exhaustive et impartiale pourrait lever les équivoques. Seulement, l’enquête annoncée ne semble pas être conduite dans des conditions qui rassureraient toutes les parties. En effet, le temps long qui s’est écoulé depuis la survenance des faits laisserait la latitude de fabriquer une version ou de faire disparaître des éléments compromettants. En outre, en raison de la gravité des faits et des circonstances troubles, le choix d’une enquête de police peut apparaître inapproprié, encore que cette enquête soit confiée à des policiers de la Division des investigations criminelles (Dic) qui auront à enquêter sur des faits mettant en cause leurs collègues policiers de la Sûreté urbaine. Le procureur aurait été plus inspiré ou donnerait de bons gages en ouvrant directement une information judiciaire confiée à un juge qui, au besoin, aurait la latitude de donner une délégation judiciaire à la gendarmerie. En outre, depuis l’éclatement de cette affaire, aucune mesure conservatoire, comme la suspension par exemple des personnes ayant participé ou ayant assisté à la survenance des faits, n’est encore connue du public. Quel est le rôle et la place de la prévôté ou les autres services de l’Inspection générale de la police ?
En tout état de cause, la
responsabilité de la police est engagée dans cette affaire car, même
s’il s’avérait que François Mancabou se serait infligé lui-même ses
blessures, la police a l’obligation d’assurer la sécurité absolue de
toute personne placée sous son autorité. Les lois en vigueur au Sénégal
interdisent tout acte ou geste de maltraitance contre la personne
détenue, mais aussi les préposés à sa surveillance doivent s’interdire
de la laisser s’infliger du mal. Quand on entre sur ses deux pieds dans
les locaux de privation de liberté, on ne doit pas en sortir sur une
civière. Mieux, c’est enfoncer une porte ouverte que de dire qu’une
attention particulière devait être accordée à des personnes présumées
fortement dangereuses, capables de tout extrémisme et qui sont
poursuivies pour des actions de terrorisme et d’atteinte à la sûreté de
l’Etat.
De
graves dysfonctionnements se sont révélés dans la gestion de ce dossier
comme par exemple l’évasion rocambolesque du présumé cerveau de la
bande, Pape Mamadou Seck, qui se serait fait la malle après son
hospitalisation au Pavillon spécial de l’hôpital Le Dantec. Si le détenu
a pu s’évader sans assistance, c’est sans doute parce que les motifs de
son hospitalisation étaient fallacieux et/ou que le sérieux et la
rigueur ont manqué dans sa surveillance dans une enceinte pénitentiaire.
Si Pape Mamadou Seck a pu s’évader dans de telles conditions, c’est
qu’il aurait pu aussi se suicider pendant qu’il était en détention et
cela en rajouterait au charivari. D’un autre côté, la pilule serait
encore plus difficile à avaler au cas où il aurait bénéficié de
complicité.
Tout
cela fait accuser assez facilement les autorités de l’Etat de toutes
les ignominies. La mort de François Mancabou met de l’eau dans le moulin
des proches, notamment les compagnons politiques de Pape Mamadou Seck
qui persiflent, se demandant s’il n’aurait pas été tué et que les
autorités cacheraient son corps. Il faut dire que les autorités prêtent
le flanc à la critique. Quelle est cette idée de faire visionner par des
personnes privées, étrangères à une enquête judiciaire, une vidéo,
pièce essentielle de la procédure ? C’est le geste maladroit de
certaines autorités de l’Etat qui ont fait voir à des responsables
d’organisations humanitaires, un enregistrement vidéo dont le procureur
avait parlé et qui montrerait que François Mancabou se serait
volontairement cogné la tête. Si au nom de la transparence on se
permettrait ainsi de violer allégrement le secret de l’instruction
judiciaire, pourquoi ne pas alors montrer cet élément à tous les
Sénégalais à travers les nombreuses chaînes de télévision ? La démarche
est non seulement illégale et révèle un grand amateurisme ; les
autorités de l’Etat ne sauraient se permettre de faire tout ce qui leur
passe par la tête. Les avocats de la famille de François Mancabou ont le
beau rôle de crier à une orientation ou des influences sur l’enquête.
De même, la durée de l’enregistrement de 13 minutes, comme indiqué par
le procureur (ironie du sort, le même temps qu’a duré sa déclaration
devant la presse !), est un facteur d’interrogations. Si un extrait a pu
être versé au dossier, pourquoi ne pas verser au dossier l’intégralité
de tous les enregistrements disponibles ? Aussi, les personnes présentes
au moment des faits pourraient être tenues pour non-assistance à
personne en danger.
Les faiblesses du dispositif de gestion judiciaire du phénomène du terrorisme
Si
la thèse selon laquelle François Mancabou s’est lui-même blessé
prospère, il restera à s’interroger sur l’état du lieu où il avait été
gardé pour savoir s’il répondait à toutes les normes sécuritaires. De
même, on aura certainement constaté que nombre des errements déplorés
ci-dessus relèvent d’une certaine impréparation à adresser la question
du terrorisme. Une loi avait été votée à grands renforts médiatiques en
2016 et modifiée l’année dernière, en vue de l’adapter davantage au
nouveau contexte politique, national comme international, mais pour
autant, l’Etat du Sénégal n’a pas encore mis en place un dispositif
élaboré ou suffisant pour prendre en charge plus efficacement les
dossiers liés à ce phénomène. Avec quels moyens ? En effet, quelles
formations de spécialisations ont été offertes aux gendarmes, policiers
et magistrats qui ont à s’occuper de ces dossiers ? Quels sont les
personnels d’appoint, en l’occurrence des travailleurs sociaux et autres
spécialistes du comportement de la personne humaine pour cerner les
personnalités des présumés terroristes ? Est-ce que les lieux de
détention ont été préparés et particulièrement dédiés à accueillir ce
genre d’individus et quelles mesures de sécurité ou autres protocoles
spécifiques ont pu être adoptés pour la gestion de ces lieux ? Aucun
pays ne devrait pouvoir désormais se dire surpris par les manifestations
du terrorisme.
La belle symphonie de 2012 interrompue
En
arrivant au pouvoir, le Président Macky Sall avait hérité d’un lourd
passif, celui des relations exécrables entre les Forces de sécurité et
les populations. Les cas d’exaction contre les populations par des
éléments de la police ou de la gendarmerie garnissaient le quotidien des
médias. Entre 2000 et 2012, durant le magistère du Président Abdoulaye
Wade, quinze civils avaient perdu la vie dans les commissariats de
police et les casernes de gendarmerie pour torture. Les actes d’exaction
des Forces de sécurité exaspéraient tout le monde. Nous-mêmes, dans ces
colonnes, nous en faisions l’écho, le 19 novembre 2013, dans une
chronique intitulée : «La police pense tout se permettre.»
Le
nouveau chef de l’Etat avait annoncé la fin de l’impunité, le
bannissement de tous actes ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants dans les lieux de privation de liberté. La ministre de la
Justice de l’époque, Mme Aminata Touré, avait engagé ce chantier fort
délicat. Un accent particulier avait été mis sur la formation et la
sensibilisation des fonctionnaires de sécurité et un programme spécial
avait été dédié à cette activité. La culture des droits humains et de la
citoyenneté a été promue et des réformes structurelles de la police
engagées. C’est ainsi que les niveaux de recrutement des agents et
inspecteurs de police ont été relevés. Aussi, l’Etat n’avait pas hésité à
prêcher par l’exemple et des arrestations de policiers et gendarmes,
impliqués dans des actes de torture et de violence à l’encontre des
populations, sonnaient le glas de l’impunité. Pour rappel, quatre
policiers de Touba avaient par exemple été arrêtés, sur ordre du
procureur de Diourbel, pour avoir participé à une opération ayant
occasionné la mort de Ibrahima Samb. A la fin de l’année 2013, ces
arrestations portaient à vingt le nombre de policiers et gendarmes qui
étaient jetés en prison pour meurtre ou encore abus de pouvoir. On
comptait dans le groupe quatre chefs de brigade de gendarmerie. Les
procédures judiciaires avaient été conduites et on peut penser que les
droits des différentes parties avaient été sauvegardés d’autant qu’aucun
remous n’a été entendu sur le traitement de ces nombreux cas. Le chef
de l’Etat se montrait avenant à l’égard des Forces de sécurité et de
défense et le concept d’une police de proximité a été développé. Aussi,
la confiance semblait s’être réinstallée entre les populations et les
acteurs des Forces de sécurité. Le Sénégal était cité en bon exemple et
avait reçu le satisfecit du Comité contre la torture et pouvait être à
l’aise pour accueillir le procès de l’ancien dictateur tchadien, Hissein
Habré, pour actes de torture entre autres crimes contre l’humanité.
Dans le même élan, un secrétariat d’Etat aux droits humains a été
institué.
Malheureusement,
un relâchement a pu être la cause de la détérioration des nouveaux bons
rapports entre les populations et la police. Il est alors fort
regrettable que le gouvernement se trouve aujourd’hui mal à l’aise,
parce qu’accablé par des accusations qui voudraient faire croire que la
torture serait une politique systématique au Sénégal. C’est assurément
injuste !
Il
serait sans doute impossible de trouver un pays épargné par des crises
nées de rapports difficiles entre la police et les populations, et les
cas de violence et de torture allégués contre la police suscitent
toujours l’émoi et sont des facteurs «tensiongènes». En conséquence, ils
appellent à une gestion prudentielle et le manque de justice et
d’équité dans ces situations peut favoriser des soubresauts majeurs. Le
droit de ne pas être torturé est un droit «indérogeable». Des cas
emblématiques marquent toujours la vie des nations et pèsent durablement
sur leur marche ou évolution. La mort de George Floyd continue de
hanter l’Amérique et le monde. Au Sénégal, par exemple, la radiation des
policiers en 1987 par le régime du Président Abdou Diouf, avait été
consécutive à une grogne des fonctionnaires de police, suite à
l’arrestation de leurs collègues mêlés à la mort, en 1982, dans les
locaux de la police, d’un certain Baba Ndiaye. Le gouvernement du
Sénégal s’était senti obligé par une forte pression d’autorités
religieuses nationales mais aussi par une grande campagne internationale
menée notamment par Amnesty international, pour traiter et vider
l’affaire de la mort de Baba Ndiaye. A l’époque les sections nationales
de Amnesty international avaient formellement interdiction, au titre de
la charte de l’organisation, pour des raisons évidentes de sécurité mais
surtout d’impartialité, de se prononcer sur les cas concernant leur
propre pays. On ne sait si cette règle est toujours de mise.