Se reconstruire après le viol et l’inceste : Hélène Della Chaupin brise le tabou…
A l’occasion de la
célébration de la journée internationale dédiée aux femmes et à leurs
droits, certaines victimes de viol et d’inceste prennent la parole pour
se libérer et sensibiliser sur un crime souvent passé sous silence dans
nos sociétés. Dans cet entretien accordé à Seneweb, Hélène Della Chaupin
dévoile un pan de sa vie, de son enfance qui hante encore sa mémoire.
Elle évoque le difficile travail de reconstruction des victimes de viol
et d’inceste après des années de traumatisme. Elle les invite à prendre
la parole, à se libérer du fardeau qui les empêche souvent de tourner la
page et de se reconstruire. Entretien.
Que symbolise pour vous la célébration du 8 mars, journée internationale dédiée à la femme ?
Le
8 mars doit être considéré comme un condensé de tous les droits qui
doivent placer la Femme au cœur des décisions et de la préoccupation des
politiques publiques de tous les États du monde. Malheureusement, elle
n’est toujours pas perçue de cette manière chez nous en Afrique où la
mobilisation porte souvent sur le folklore, l’exploitation et
l’exposition des femmes souvent par les politiques.
Le
08 mars ne doit pas être une fête en soi, mais plutôt un temps d’arrêt
pour faire le bilan sur des acquis et les avancées des droits des
femmes, ceux à consolider, leur présence et leur participation effective
au cœur des instances décisionnelles qui les concernent au quotidien.
Pour cela, la bataille charnière à mener et à gagner reste l’éducation
des jeunes filles et leur maintien à l’école.
Je
reste persuadée que le changement doit venir de la base et non d’en
haut comme veulent le faire croire les décideurs politiques. Je ne crois
pas à l’effet entonnoir dans l’avancée des droits des femmes.
L’éducation de base des jeunes filles reste la clé pour aller vers
l’égalité des chances et la voie vers l’autonomisation même si nous
savons tous que d’autres grandes formes de discriminations persistent
toujours aussi bien au niveau de l’emploi, des inégalités salariales et
des violences basées sur le genre.
Qu’est-ce qui motive votre combat contre le viol et l’inceste ?
Je
me bats contre l’inceste et le viol, des sujets tabous au Sénégal que
la société préfère étouffer et « arranger » en famille. Le viol est une
atteinte très grave à l’intégrité physique et psychique de la victime,
qu’elle soit fille ou garçon. Mais vous verrez que là aussi, pour les
garçons, cela reste tabou lors qu’ils sont agressés par des hommes.
Parce que cela renvoie à l’homosexualité et forcément, les hommes
victimes n’en parlement pas, par crainte d’être stigmatisés et rejetés.
Par
contre, très souvent, quand de petits garçons sont violés par des
femmes, la société l’accepte plus ou moins, car c’est l’exploit ou
l’entrainement du phallus sur ce qui est considéré comme étant le « sexe
faible ». La société traditionnelle sénégalaise cautionne mieux ce genre
d’acte.Pour
ce qui est de l’inceste, c’est encoure plus grave, plus douloureux. Les
victimes vivent souvent dans l’isolement total car l’agresseur est
forcément un membre de la famille. L’entourage essaie de se former en
bouclier pour empêcher la victime de parler. On met en avant un semblant
d’honneur de la famille. Chacun pense à soi et on oublie souvent la
victime.
Le
plus grave est que les familles sont souvent dans le déni car le
cerveau n’est pas prêt à accepter une réalité traumatique. Le souci du
regard extérieur et du qu’en dira-t-on basés très souvent sur le
mensonge, parfois la médisance et la tentative de diabolisation
l’emportent sur la possibilité d’une éventuelle solidarité dont ont
besoin les plus jeunes victimes. Au lieu de faire bloc et de faire face à
l’agresseur, c’est souvent la victime qui est attaquée. Quand on parle
d’inceste, ce sont généralement les enfants et les adolescents qui sont
victimes. Par définition des personnes vulnérables à protéger. Donc,
très souvent, les victimes grandissent dans le silence, l’enferment et
l’isolement. Celles qui n’arrivent jamais à verbaliser et à
l’extérioriser vivent dans un climat insécure et une souffrance
psychique indescriptible. Essayer de s’agripper à la vie dans ces
conditions, c’est comme marcher dans un champ de mines, car la mémoire
traumatique vous suit au quotidien avec le risque de facteurs
déclencheurs. Cela peut être un regard, un visage, une parole, un geste,
un endroit, une odeur qui vous remet tout de suite hors de vous et
prend des proportions démesurées. L’entourage ne comprend souvent pas,
malheureusement. Les victimes d’inceste sont très souvent jugées à tort,
dans des liens de rupture.
Vivre
avec l’inceste, c’est comme être assis sur une cocotte minute. Il y a
des choses que vous pouvez contrôler, d’autres pas. Quand les souvenirs
se déclenchent, ils vous pulvérisent et vous éclaboussent. Ce sont des
signaux d’appel, des indices que l’entourage ne comprend pas toujours,
ne voit pas…. Si la victime n’est pas solide, elle peut adopter des
comportements ordaliques, de mise en danger, et l’irréparable peut se
produire. Il faut faire très attention à ces formes d’appels à l’aide.
Hormis
l’aspect tabou et la souffrance des victimes, souvent reléguée au
second plan, l’inceste vient aussi attaquer l’ordre patriarcal et
sociétal. L’inceste crée un désordre dans le rôle et la place de chacun
dans une famille. Parler d’inceste, c’est attaquer le phallus or ce
dernier est considéré comme étant puissant et intouchable dans nos
sociétés, malheureusement.
Pourquoi avoir attendu tant d’années après pour briser le silence ?
Parler,
pour une victime d’inceste et de viol, est un travail de longue
haleine, c’est un processus : ça ne se décrète pas. Il nécessite
l’accompagnement de psychothérapeutes et d’un entourage bienveillant.
Retenez bien le mot bienveillant, car très souvent, nous manquons
d’attention envers nos proches. Des proches, cela peut aussi être des
amis, des gens qui ne sont pas forcément de la famille. Moi, c’est ce
qui m’a aidée.
Pour
ma part, j’ai parlé pour la première fois à un ami en 1999, de
mémoire. Nous avions pleuré ensemble. J’en ai aussi parlé en 1995. Quand
j’ai vu l’état dans le quel se mettaient les gens, j’évitais d’en
parler pour ne pas leur transmettre mon mal les voir souffrir.
En
plus, quand vous êtes victime de viol et d’inceste, vous n’en parlez
pas dans nos sociétés africaines, car vous êtes censé rester vierge
jusqu’au mariage. Avouer un viol, un inceste, c’est déjà vous mettre au
banc de la société surtout si vous êtes un enfant.
Pour
ma part, j’ai eu une adolescence survoltée, très révoltée avec un excès
de colère ingérable envers ma mère. J’ai été battue et attachée mains
et pieds liés lorsque qu’elle s’était engagée à prendre la dot d’un
immigré vivant en France. Je n’ai pas bien connu ma mère. Elle était
adolescente à notre naissance. J’ai toujours vécu avec ma grand-mère,
qui vendait des légumes et nous entretenait tous quand notre père nous a
abandonnées à Ziguinchor.
Quand
ma mère, à l’époque, jeune et très démunie, a accepté la dot alors que
j’avais à peine 11 ans, c’est tout le royaume de mon enfance qui s’était
écroulé. Ma grand-mère venait de retourner en Guinée Conakry. Ce fut
ma première séparation difficile. Un choc auquel était venue se rajouter
cette histoire de dot. Ça m’a brisée et brisé mon rêve d’enfant. Tout
s’était écroulé autour de moi. Je voulais être une femme instruite et
autonome afin d’aider ma mère à sortir de cette situation. Mais elle
était dans l’immédiateté.
Elle
considérait mon mariage et la dot comme une véritable chance pour elle.
Alors, les tensions et la révolte ont commencé d’autant plus que
l’émigré en question devait choisir entre ma sœur et moi. Ce dernier
m’a désignée en m’indexant du doigt après un regard vicieux comme on
choisirait un agneau dans un enclos. C’est de là qu’est né mon sentiment
et ma révolte contre l’injustice. J’ai donc fini par fuir Ziguinchor
pour Dakar à la recherche de mon père biologique afin qu’il me protège
et me maintienne à l’école. J’avais toujours voulu étudier et j’étais
très brillante à l’école malgré ces péripéties liées à notre condition
de vie.
Dakar
fut l’hécatombe. Mon père était un journaliste très connu et
redoutable, sans égal dans la manipulation. Il m’isolait chez lui,
chassait femme et enfants et abusait dans moi. Le dimanche, son pistolet
était bien nettoyé et déposé sur la table de la salle à manger. Il me
violait dans un appartement où était suspendue la grande médaille de
l’ordre national du mérite que le Président Abdou Diouf qui l’admirait
beaucoup lui avait décerné avec tous les honneurs. Il s’en est suivi une
grossesse, un avortement atroce suite auquel il me trimballait chez ses
femmes me demandant de ne rien dire. J’étais affaiblie et terrifiée.
Quand l’anesthésie avait cessé de produire son effet, je me tordais de
douleurs et rampais à quatre pattes dans l’appartement. Il m’avait alors
sommée de me taire, chose que je ne pouvais pas vu la gravité des faits
et l’intensité de la douleur. Il a par la suite fui la maison
prétextant qu’il allait passer le week-end à Saly. La suite des
événements était encore plus douloureuse, inimaginable !
Quand
vous subissez un tel drame dans la vie à l’adolescence, vous survivez.
Vous ne vivez pas car vous luttez sans cesse pour vous éloigner de la
mémoire traumatique. Je regardais ma mère difficilement, encore plus
révoltée, car elle était la base de tout çà. Donc je ne pouvais pas lui
parler. Dans le contexte socioculturel où elle était, je pense qu’elle
aurait été capable de m’empoisonner pour que je ne parle jamais de
l’inceste. Je le lui ai dit textuellement. C’est très triste, très
douloureux, mais c’est la vérité. Je ne sais pas ce qu’elle serait
capable de me faire.
Par
contre ce dont je suis sûre, mon père m’aurait éliminée et aurait versé
des larmes de crocodile à mon enterrement s’il savait que j’allais
parler.
Avec
ma grande sœur, les relations étaient plus compliquées car elle prenait
souvent le relais de ma mère qui demandait aux garçons de la maison de
m’attacher et de me battre pour mon soi-disant insolence. Ce n’était
pas de l’insolence, c’était de la souffrance que je ne pouvais exprimer à
personne autrement à part par la colère. Ma mère et ma sœur ne
pouvaient pas comprendre cela. Elles avaient alors décidé de s’allier
pour me corriger.
Je
voyais ma sœur comme une sœur, tantôt comme la fille de mon violeur,
ce qui était un réel problème. Les deux ne pouvaient pas s’en rendre
compte, et c’était parfois très violent pour moi surtout qu’il
m’imposait la violence et l’autoritarisme. Comment pouvais-je me
confier à elle ?
Dans
ma tête, je chassais l’image de la mère, car accepter qu’elle était ma
mère revenait à admettre que j’ai connu et porté l’enfant du même homme
qu’elle… C’était terrible ! On me battait sans cesse. Plus tard, pour
ne pas avoir à rendre les coups à ma mère, je me suis encore enfuie,
j’ai été retrouver ma grand-mère revenue de la Guinée. Seule la présence
de celle-ci pouvait me consoler et m’apaiser. Aujourd’hui encore…
Vous avez intenté une action en justice. Qu’attendez-vous concrètement de la justice sénégalaise?
J’attends
de la Justice sénégalaise qu’elle prenne en compte la gravité du viol
et de l’inceste commis pas ascendant direct sur une mineure qu’il devait
protéger. Le rôle d’un parent est de protéger son enfant, pas d’en
abuser. Je n’ai pas eu cette chance.
Je
voudrais dire aux Juges de mon pays que la souffrance psychique de
l’inceste dépasse de loin le temps judiciaire et le délai de
prescription, cela doit être pris en compte.
Normalement,
c’est aux parents de protéger leurs enfants s’ils sont violés et
d’entamer une action judiciaire à l’encontre du violeur pour réparer le
mal. Vous imaginez si c’est le parent lui-même qui viole et que
l’enfant doit apprendre à survivre, grandir, s’en sortir, se faire aider
pour ensuite oser affronter le regard de la société et le parent
incestueux ? Cela peut parfois prendre toute une vie.
Je
me bats, avec mon avocat, pour que l’auteur reconnaisse son crime et
que je puisse me soulager et me reconstruire dans ma vie de femme pour
ce qui me reste à vivre.
La
femme que je suis se bat avec courage et dignité pour que le mal qui a
dévasté l’adolescente qu’elle était soit reconnu par le parent coupable.
Il y a là un réel besoin et un devoir de vérité et de réparation que
seule la Justice peut réparer.
Quel message portez-vous à l’endroit des victimes de viol et d’inceste?
Je
voudrais encourager toutes les victimes de viol et d’inceste à sortir
du silence et de l’isolement et à parler. Si ce n’est pas quelqu’un de
la famille, forcément quelqu’un de l’entourage leur prêtera une oreille
attentive. Les médecins, psychologues et les psychothérapeutes sont
aussi là pour çà. Ce sont des spécialistes qui écoutent sans juger. Le
silence tue ! Il vous bouffe, vous détruit et favorise bien souvent
l’irruption volcanique de la pensée traumatique.
Les
victimes doivent savoir qu’elles ne sont pas coupables et qu’elles
n’ont pas à avoir honte. C’est aux violeurs d’avoir honte et de se
cacher. Malheureusement, tant que les victimes se tairont, les violeurs
et parents indignes persisteront dans leurs actes odieux et feront
encore d’autres victimes. Rompre le silence, c’est déjà un grand pas
vers le soulagement et c’est aussi sauver d’autres vies. J’aimerais les
encourager à parler.Propos recueillis par Momar Mbaye