La crise ukrainienne ne se passe pas comme Poutine l’avait prévu
Le président russe souhaitait diviser les États membres de l’OTAN. C’est tout le contraire qui s’est passé.
Pour l’instant, on ne peut pas dire que la crise ukrainienne se passe bien pour Vladimir Poutine.
Le
président russe a déployé près 100.000 soldats à la frontière
ukrainienne (soit assez pour organiser une véritable invasion, si c’est
ce qu’il a l’intention de faire), mais son attitude menaçante envers
l’Ukraine n’est pour lui qu’un moyen de parvenir à ses principaux
objectifs, à savoir a) établir une «sphère d’influence» qui recréerait
autant que possible l’ancien empire russe (ou soviétique), b)
approfondir les fissures politico-économiques de l’Union européenne et
c) créer un fossé entre les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN.
Or,
c’est tout le contraire qu’il a accompli avec sa manœuvre militaire. La
menace ouverte qui pèse sur l’Ukraine a rassemblé les pays européens
autour d’une cause commune, a redonné vie à la mission originelle de
l’OTAN, qui consistait à décourager et limiter l’expansionnisme russe,
et a, par conséquent, resserré les liens entre les alliés européens et
les États-Unis (le principal garant de leur sécurité) plus fermement que
jamais depuis la fin de la guerre froide.
Poutine
avait des raisons de croire que les choses tourneraient autrement. En
voyant Joe Biden faire l’apologie du Quad –la nouvelle alliance des
États-Unis, du Japon, de l’Inde et de l’Australie, destinée à unir les
alliés de l’Asie et du Pacifique contre l’essor de la Chine– il a pu se
dire que l’OTAN avait perdu de son importance. Il a aussi vu de quelle
manière les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan, et s’il a pu
comprendre cette décision (son Union soviétique bien aimée fait partie
des empires qui ont été enterrés ici), il n’aura pas manqué de remarquer
l’incompétence de ce départ précipité et l’inquiétude, pour ne pas dire
la panique, que cela a pu susciter chez les alliés des États-Unis.
Pendant
ce temps, le Royaume-Uni s’est retrouvé isolé à la suite du Brexit,
Angela Merkel a pris sa retraite de chancelière, laissant le plus grand
et le plus riche pays de l’OTAN dans un moment de flottement, tandis
que, de son côté, Emmanuel Macron cherchait à profiter de l’aubaine pour
lui prendre sa place de leader de l’Europe continentale avec une envie
d’«autonomie stratégique» de l’Europe par rapport à Washington.
Maintenant ou jamais
Impossible
de savoir si c’est vraiment ce qu’avait Poutine en tête, mais,
objectivement, le moment a dû lui sembler propice pour agir –d’autant
plus que cet enquiquineur de Volodymyr Zelensky (le président ukrainien)
était en train de se rapprocher de plus en plus de l’Occident avec le
renouvellement de sa demande d’intégrer l’OTAN. Une demande que les
responsables américains semblaient voir d’un œil bienveillant,
puisqu’ils affirmaient qu’ils finiraient sans doute par l’inviter un
jour ou l’autre à rejoindre le club. Ajoutons à cela que les États-Unis
ont fourni l’armée ukrainienne en armes et en formateurs, sans parler
des membres des forces spéciales et de la CIA, sans doute envoyés sur
place, aux yeux du président russe, pour commettre on ne sait quel
méfait.
Du
point de vue de Poutine, cette conjonction entre menace et opportunité
ne pouvait que paraître encourageante. En 2014, il avait déjà annexé la
Crimée et monté des incursions armées dans l’est de l’Ukraine, ce qui
avait certes entraîné quelques conséquences (sanctions économiques,
expulsion du G8 et d’autres désagréments), mais rien de bien terrible.
Pourquoi en serait-il autrement cette fois-ci?
Poutine s’attendait peut-être à ce que la résistance s’effondre avant même de se manifester.
C’est
pourquoi dès novembre (voire avant), il a fait déplacer des dizaines de
bataillons de chars, des missiles, des véhicules d’infanterie et des
dizaines de milliers de soldats vers la frontière ukrainienne. Nous
ignorons toutefois s’il a réellement prévu une invasion ou s’il souhaite
seulement en utiliser la menace pour forcer ses adversaires à faire des
concessions au sujet de ses exigences –c’est-à-dire que l’OTAN cesse de
s’agrandir vers l’est et que l’armée américaine diminue sa présence
dans les régions autrefois détenues par l’Union soviétique.
Poutine
s’est peut-être dit que, même si Biden réagissait, les Européens
resteraient divisés. Certains d’entre eux, notamment les Allemands,
allaient sans doute craindre de se brouiller avec Moscou, de peur que
les approvisionnements en gaz et en pétrole ne soient coupés en plein
hiver, pile au moment où les températures chutent. Qui irait s’imposer
de telles difficultés pour le seul bien de l’Ukraine, pays que personne
en Europe, ou presque, ne souhaite réellement voir rejoindre l’OTAN?
D’autant plus que tout le monde a bien conscience que c’est un pays qui
revêt une importance particulière pour la Russie.
En
d’autres termes, Poutine s’attendait peut-être à ce que la résistance
s’effondre avant même de se manifester, ce qui aurait forcé Zelensky à
se soumettre aux pressions de Moscou sans que les Russes n’aient à tirer
un seul coup de feu.
Un obstacle nommé Biden
Mais
les choses ne se sont pas passées de cette façon. Les manœuvres de
Poutine étaient trop grossières et ses démentis d’activité inhabituelle
trop flagrants. Puis, autre rebondissement, Biden et ses diplomates, qui
s’étaient montrés maladroits dans d’autres domaines, sont tout à coup
devenus super compétents. Biden est très à l’aise avec les affaires
transatlantiques: l’OTAN était la pièce centrale de la politique
extérieure américaine durant les décennies où il était en poste à la
commission des affaires étrangères du Sénat américain, ainsi que
lorsqu’il était vice-président.
Le
secrétaire d’État Antony Blinken avait aussi été à ses côtés durant
nombre de ces années. Enfin, la secrétaire d’État adjointe, Wendy
Sherman, avait obtenu de bons résultats aux tables de négociation les
plus difficiles. Leurs efforts ont réussi à maintenir l’union des trente
pays de l’OTAN pour s’opposer aux manœuvres de Moscou et menacer
d’actions fermes en cas de toute nouvelle invasion du territoire
ukrainien.
Quoi
que Poutine finisse par faire, son plan visant à diviser les membres de
l’OTAN et à réduire la présence américaine près des frontières russes a
échoué. En tout, Washington a placé plus de 8.500 soldats
supplémentaires en alerte pour un déploiement en Pologne et en Estonie,
afin de renforcer les flancs orientaux de l’OTAN. La Pologne et la
Grande-Bretagne ont annoncé un «pacte de sécurité trilatéral» avec
l’Ukraine et, bien que personne ne sache vraiment ce que cela signifie,
les deux pays ont redoublé dans le même temps leurs récents envois
d’armements vers Kiev. La Suède et la Finlande, les voisins les plus
occidentaux de la Russie, restés jusqu’ici militairement neutres depuis
des décennies, réfléchissent désormais à la possibilité de rejoindre
l’OTAN.
S’il
décidait d’envahir l’Ukraine, il s’agirait de la plus grande bataille
en Europe –mais aussi de l’opération militaire la plus complexe
entreprise par la Russie– depuis la Seconde Guerre mondiale.Que
va donc faire Poutine maintenant? Les soldats et les chars postés à la
frontière seraient en théorie capables de battre l’armée ukrainienne,
qui, bien que s’étant considérablement perfectionnée ces dernières
années, serait largement dépassée. Cependant, il faut préciser que
l’armée russe n’a jamais été très douée pour maintenir des lignes
d’approvisionnement. Cela lui poserait donc un problème si elle devait
occuper une partie du territoire ukrainien, notamment dans les villes.
En
outre, les Russes ne s’opposeraient pas qu’à l’armée régulière, mais
aussi aux combattants de la résistance civile, à qui les États-Unis et
l’OTAN apporteraient –comme l’ont prévenu les responsables– leur aide
sous forme d’armes, de support logistique et de renseignements.
La prudence selon Poutine
Durant
les vingt-deux années qu’il a passées à la tête de la Russie, que ce
soit en tant que président ou Premier ministre, Vladimir Poutine s’est
toujours montré très prudent dans ses actions militaires. L’annexion de
la Crimée s’est faite sans effusion de sang ni coup de feu tiré (la
plupart des habitants se considéraient, de toute façon, comme russes).
De même, son incursion dans l’est de l’Ukraine était principalement
destinée à assister les séparatistes russes.
Les
responsables du Kremlin continuent à nier que des soldats de l’armée
russe ont pu traverser la frontière, même si l’on estime que 500 d’eux
environ (et plus de 14.000 Ukrainiens) sont morts dans cette guerre de
huit ans. Son invasion de la Géorgie a pris moins d’une semaine. Et la
seule fois où il a envoyé des forces terrestres en Syrie, elles ont été
repoussées lors d’une confrontation armée avec les Américains, à la
suite de quoi il n’a plus aidé le régime de Bachar el-Assad qu’avec son
armée de l’air ou presque.
S’il
décidait d’envahir l’Ukraine, il s’agirait de la plus grande bataille
en Europe –mais aussi de l’opération militaire la plus complexe
entreprise par la Russie– depuis la Seconde Guerre mondiale.
Que
va donc faire Poutine maintenant? Les soldats et les chars postés à la
frontière seraient en théorie capables de battre l’armée ukrainienne,
qui, bien que s’étant considérablement perfectionnée ces dernières
années, serait largement dépassée. Cependant, il faut préciser que
l’armée russe n’a jamais été très douée pour maintenir des lignes
d’approvisionnement. Cela lui poserait donc un problème si elle devait
occuper une partie du territoire ukrainien, notamment dans les villes.
En
outre, les soldats russes qui reviendraient chez eux dans des sacs
mortuaires seraient morts, cette fois-ci, non pas pour défendre leur
mère-patrie (comme ils le firent contre les nazis), mais pour tenter de
conquérir un pays voisin.
Enfin,
si les États-Unis finissaient par imposer à la Russie les lourdes
sanctions envisagées par Biden –parmi lesquelles l’interdiction pour les
grandes banques et les oligarques d’effectuer des transactions en
dollars, ainsi que la suspension des importations de composants
provenant des États-Unis (ce qui dévasterait le secteur high-tech
russe)– la population et les élites du pays pourraient commencer à se
plaindre des projets erratiques de Poutine. C’est ce qu’avaient fait les
commissaires du Kremlin lorsqu’ils avaient reproché à Khrouchtchev la
crise des missiles à Cuba, qui s’était finie par une défaite pour la
Russie et avait incité les États-Unis à augmenter de façon spectaculaire
leur arsenal nucléaire.
L’OTAN pas sereine
Toutefois,
si les chars russes traversaient la frontière, l’unité tant vantée de
l’OTAN pourrait bien être mise à mal. Si Poutine répondait aux sanctions
en coupant les approvisionnements en gaz et en pétrole de l’Europe,
l’Allemagne, qui est particulièrement dépendante de l’énergie russe,
pourrait céder: elle a déjà empêché l’Estonie de revendre des armes
allemandes à l’Ukraine et a interdit aux avions britanniques de
transporter des armes à destination de l’Ukraine en passant par l’espace
aérien allemand. De nombreux oligarques russes ont investi beaucoup
d’argent dans l’immobilier à Londres; s’ils ne pouvaient plus payer
leurs hypothèques ou leurs taxes foncières, les entreprises britanniques
et Boris Johnson –ou quiconque lui succède– pourraient aussi perdre
patience.
Une solution diplomatique est toujours possible.
Biden
sait bien que les grandes expressions d’amitié ont tendance à vaciller
dès que le sang commence à couler et que les finances s’assèchent. C’est
sans doute pourquoi, avec les autres pays occidentaux, il préfèrerait
que la situation se règle de manière diplomatique le plus tôt possible.
Personne ne sait quel va être le choix de Poutine. S’il cherche à
trouver une sortie au milieu de cette autoroute vers le désastre, la
question va être de savoir comment l’amener à la prendre tout en lui
permettant de garder un moyen de sauver la face. Le pousser dans ses
retranchements risquerait de l’inciter à être deux fois plus agressif.
Lors
de sa conférence de presse du mardi 1er février avec le Premier
ministre hongrois Viktor Orbán, Vladimir Poutine –qui, jusque-là,
n’avait pas prononcé un mot en public au sujet de l’Ukraine depuis
décembre– a laissé entrevoir une issue possible. Pour être franc, il a
surtout pris une pose pessimiste, se plaignant que Washington ait ignoré
sa demande principale, qui était d’interdire de façon permanente à
l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN. Orban l’a aidé en prenant ouvertement
son parti et en devenant ainsi –ce qui était hautement prévisible– le
premier membre de l’OTAN à sauter en marche du train de l’alliance.
Un nouvel espoir
Néanmoins,
le président russe a également fait deux remarques qui pourraient –je
dis bien pourraient– jeter une lueur d’espoir sur ce paysage morose.
Tout d’abord, il a déclaré n’avoir pas encore répondu à la lettre que
Joe Biden avait écrite la semaine précédente en réponse à ses demandes.
Pour le dire autrement, une solution diplomatique est toujours possible.
Ensuite,
il a fait référence (sans les citer) à plusieurs accords Est-Ouest
signés au fil des ans –les accords d’Helsinki de 1975, la Charte de
Paris pour une Nouvelle Europe de 1990 et la déclaration d’Istanbul de
1999– auxquels les autorités américaines ont également fait référence.
Les Américains ont fait remarquer que ces accords permettent à tous les
pays de choisir leurs propres alliances de défense, ce qui signifie que
la Russie n’a pas le droit de dicter si l’Ukraine peut devenir membre de
l’OTAN ou non.
Poutine
a quant à lui noté que ces mêmes accords stipulent également qu’aucun
pays ne peut accroître sa sécurité tout en menaçant celle des autres. Le
président russe considère qu’un agrandissement de l’OTAN, qui inclurait
l’Ukraine, serait une menace pour la sécurité de son pays.
On
pourrait imaginer que Biden reconnaisse l’argument de Poutine et
appelle à l’ouverture de négociations sur l’élaboration de la sécurité
européenne du XXIe siècle de manière à protéger les intérêts de toutes
les parties, y compris ceux de la Russie. Dans un premier temps, Biden
pourrait proposer à la Russie de retirer au moins une partie de ses
soldats et de ses chars de la frontière ukrainienne. En échange, les
États-Unis pourraient suspendre leurs activités miliaires en Ukraine et,
pour le moment, dans le reste de l’Europe de l’Est.
Les
exercices navals dans la mer Noire pourraient également être
interrompus au moins durant le temps des négociations. Les inspecteurs
internationaux pourraient surveiller tous les mouvements et les
suspensions d’armes. Les Russes pourraient inspecter les sites de
défense antimissile de l’Europe de l’Est, afin de vérifier qu’ils ne
peuvent pas être utilisés en soutien des missiles offensifs, comme les
Russes disent le croire.
Pas de guerre à court terme
L’essentiel
–du moins le maximum que l’on puisse faire pour le moment– serait de
désamorcer les tensions, de rendre toutes les activités militaires plus
transparentes et de réduire les risques d’erreurs de calcul pouvant
mener à la guerre. À un moment donné, Biden devra trouver un moyen
d’assurer à Poutine –une fois que les milliers de tourelles de char ne
seront plus dirigées vers les Ukrainiens– que ce ne sera pas de sitôt
que l’Ukraine rejoindra l’OTAN. Cette éventualité ne devant pas se
produire dans un avenir proche, elle ne devrait pas être un motif de
guerre.
En
parallèle Poutine se rend à Pékin pour les Jeux olympiques d’hiver. Il
ne va sans doute pas vouloir détourner l’attention du grand spectacle
organisé par le président chinois Xi Jinping –qui est devenu il y a peu,
d’un point de vue géopolitique, son nouveau meilleur ami– en
envahissant l’Ukraine. Aussi, il est très improbable qu’une guerre
éclate durant les deux prochaines semaines.
Biden
et l’OTAN devraient profiter de l’occasion pour continuer à montrer
leur union et faire retomber la pression –inciter calmement Poutine à
modifier légèrement ses intentions en lui permettant de trouver une
solution diplomatique. Pour l’instant, la situation ne semble pas
réussir à Poutine, mais si elle s’aggravait, cela pourrait tourner au
désastre pour tout le monde.