Regain du Covid-19 : L’Etat cincé par le virus
Le Sénégal connaît un regain de contaminations des cas de Covid-19 avec le variant Omicron. Aujourd’hui, malgré l’explosion des cas, le Comité national de gestion des épidémies (Cnge) écarte toute décision d’aller vers de nouvelles restrictions. Décryptage des conséquences économique, sociale, psychologique… qui auraient poussé l’autorité à écarter toutes nouvelles mesures restrictives contre le Covid-19.
«Comparaison
n’est pas toujours raison», dit le proverbe. Vingt jours après la
découverte du premier cas positif au Covid-19, le 2 mars 2020 et avec
moins de 100 patients, le président de la République avait décidé de
faire face à ses responsabilités. Le rendez-vous était attendu par tous.
Face à un ennemi inconnu, l’autorité suprême a décidé d’aller en guerre
le 23 mars 2020 contre le Sars-Cov-2, le virus responsable de la
pandémie de Covid-19. Le peuple à l’écoute, devant ses administrés,
Macky Sall fait part de sa décision : «En vertu de l’article 69 de la
Constitution et de la loi 69-29 du 29 avril 1969, à compter de ce soir à
minuit, je déclare l’état d’urgence sur l’étendue du territoire
nationale(…)». Le Sénégal n’avait alors enregistré que 71 cas positifs
de Covid-19 et 1 561 cas contacts, lorsque cette mesure était prise en
vue de freiner la propagation du virus. C’est parce que les gestes
barrières ne suffisaient déjà plus devant cet ennemi, le Covid-19, qui
n’en finit pas de prendre des vies à travers le monde et d’infecter des
centaines de milliers par jour. Levé le 30 juin 2020 sur toute l’étendue
du territoire, le couvre-feu sera rétabli le mercredi 6 janvier 2021 à
Dakar et Thiès qui concentraient 90% des cas de contamination. Une
décision qui a engendré des manifestations à Dakar. Le Sénégal qui a
traversé trois vagues de contamination, est en passe de connaître une
quatrième vague avec l’arrivée du variant Omicron. Depuis une semaine,
les taux de contaminations ne cessent de flamber. Et Hier, 520 nouveaux
cas ont été déclarés positifs au Covid-19 sur 2 398 tests réalisés, soit
un taux de positivité de 21,68%. Ce qui porte le nombre de
contaminations depuis la déclaration du premier cas, le 2 mars 2020, à
76 753, dont 1 892 décès et 1 658 sous traitement. Seulement, malgré
l’évolution considérable des infections, l’Etat n’envisage pas de
nouvelles mesures restrictives. Qu’est-ce qui expliquerait cette
nouvelle posture de l’autorité face à cette explosion de la maladie ?
«Économiquement, le pays ne peut pas supporter le couvre-feu ou le confinement»
Pour
sa part, l’économiste et enseignant-chercheur à l’Université Cheikh
Anta Diop de Dakar, Meïssa Babou estime que le choix des autorités de ne
pas prendre de nouvelles restrictions, malgré l’évolution de la
maladie, est compréhensible. Car avec la conjoncture économique actuelle
et la situation sociale du pays, Meïssa Babou trouve qu’il serait
suicidaire pour le régime de se lancer dans de nouvelles restrictions.
Aujourd’hui, fait-il savoir, socialement et économiquement, le pays ne
peut pas supporter le couvre-feu ou le confinement. «C’est un choix
qu’il faut faire entre la politique sanitaire et celle économique et
sociale. Depuis le couvre-feu et le confinement lors de la première et
deuxième vague, l’Etat a compris que ces techniques-là vont forcément
avec des subventions qui coûtent cher au Trésor public, mais aussi aux
populations et aux entreprises. Maintenant que tout le monde est
d’accord qu’il faut vivre avec le virus, la population n’accepterait pas
de se confiner. Le coût étant exorbitant économiquement et socialement,
ça va créer des révoltes», souligne l’enseignant-chercheur à l’Ucad.
Aujourd’hui, dans la lutte contre le Covid-19, M. Babou note que
l’aspect sanitaire n’est plus mis en avant. C’est l’aspect économique et
social qui prédomine. Pour Meïssa Babou, ce choix est compréhensible,
seulement il faut l’accompagner en termes de communication et
d’encadrement pour le respect du port de masque. Il faut aussi un
marketing qui pousse les gens à aller se faire vacciner. «Si on fait cet
encadrement sur le plan de la communication et du respect du port de
masque, on n’a pas besoin de mettre encore la pression sur la population
et les entreprises avec de nouvelles restrictions. D’autant que nos
Etats n’ont pas les moyens de ces nouvelles restrictions. Nous sommes
dans un pays où un couvre-feu empêcherait au moins 60% de nos
concitoyens de ne pas prendre un dîner. Nous avons un marché populaire
nocturne qui nourrit 60% des Sénégalais. Cette fois-ci, l’Etat a fait la
bonne politique de ses moyens», soutient-il. L’économiste fait
comprendre aussi que c’est bien de vivre avec le virus, mais ce qui est
étonnant, c’est qu’il n’y a pas une communication qui l’accompagne. Et
d’après lui, le président de la République doit sortir et faire une
communication uniquement sur la maladie de Covid-19. Ensuite les membres
du Gouvernement doivent le suivre. Et comme ça, ils vont mettre la
pression sur la population.
Par contre, Meïssa Babou juge qu’il est
extrêmement grave de banaliser la maladie. Meissa Babou : «On a suivi
toutes les sorties du chef de l’Etat, mais aujourd’hui, il ne donne plus
le bon exemple et en plus, il ne communique pas. Nous sommes d’accord
qu’on laisse le social et l’économie se dérouler, mais qu’on ne banalise
pas la maladie. Les Sénégalais étant têtus ne sentant aucune pression,
se laissent aller. Ce qui fait qu’aujourd’hui presque tout le monde est
malade.»
«Laisser le virus circuler peut être une voie de sortie de la maladie, mais il y a des risques»
Face
à cette situation économique et sociale que traverse le pays,
l’épidémiologiste et directeur de recherche à l’Ird (Institut de
recherche pour le développement) de Dakar, Dr Cheikh Sokhna fait
remarquer que les autorités ont suffisamment du passé pour se lancer
dans des restrictions contre productives. «Je ne pense pas que l’Etat va
interdire les rassemblements parce qu’il y a le contexte social,
politique et économique. Mais il faudrait rationaliser la riposte en
mettant en place des protocoles sanitaires pour tous les rassemblements.
Le port du masque, le lavage des mains, la désinfection, la limitation
du nombre de personnes doivent se faire dans les milieux clos. Parce que
le variant Omicron est très contagieux et si on ne fait pas attention,
ça peut exploser», avertit l’épidémiologiste. Aujourd’hui, certes pour
Dr Sokhna, il est très difficile d’aller au confinement ou au
couvre-feu, car le Sénégal fait près de 90% d’économie de proximité,
mais il ne faut pas banaliser la maladie. «C’est tous ces aspects qui
ont poussé le Sénégal et les Etats africains à ne pas prendre des
mesures restrictives. Il y a une tension sociale qui empêche aujourd’hui
le Sénégal de prendre certaines décisions», confie-t-il. Face au
relâchement de la population, l’épidémiologiste fait remarquer que le
comportement de certaines autorités n’encourage pas les populations à
respecter les mesures barrières. Dr Sokhna se dit peiné de voir que les
Sénégalais ont banalisé la maladie. Mais en entendant la Directrice de
Santé dire que 80% des Sénégalais ont déjà été en contact avec le virus,
Dr Cheikh Sokhna explique que cela montre qu’ils ont développé des
anticorps et ça ne sert plus à rien de les confiner. Maintenant laisser
le virus circuler et permettre à la population de développer des
anticorps peut être, d’après l’épidémiologiste, une voie de disparition
de la maladie. Mais, prévient-il, «il faut faire très attention, car on
n’a pas encore assez de recul sur le variant Omicron. Ce variant est
moins létal mais quand les formes simples continuent, on peut avoir des
formes graves. Car même si Omicron n’est pas encore dangereux, il ne
faut pas trop banaliser la maladie. Il y a toujours des risques de
laisser le virus circuler car d’autres nouveaux variants peuvent
émerger.»
«La sociologie économique du pays ne tolère pas de nouvelles restrictions»
Pour
le sociologue, Dr Ismaïla Sène, «plusieurs raisons peuvent expliquer
l’attitude de l’autorité. Elle a eu le temps d’apprendre des mesures
qu’elle avait prises dans un passé plus ou moins récent. Presque partout
dans le monde, les autorités avaient instauré des mesures restrictives
en guise de réponse politique au Covid-19. On s’est rendu compte que
dans le contexte de pays africains où on a une économie à dominance
informelle, ces décisions ont été durement vécues. Elles avaient mis à
l’épreuve le secteur informel. Les travailleurs avaient connu des
difficultés du fait de l’arrêt temporaire de leurs activités. Les
entreprises ont été confrontées à une baisse de leurs chiffres
d’affaires. Même le secteur formel a connu des cas de chômage partiel
sans oublier la réduction des effectifs». Le sociologue souligne que ces
mesures avaient contribué à créer un chaos socio-économique dans le
pays. Et le Sénégal a une économie à dominance informelle avec une
société communautaire où la proximité sociale fait partie des réalités.
Cette proximité s’exprime souvent par l’attention réciproque et la
valorisation des échanges directs. C’est pourquoi ces mesures avaient
bouleversé les liens sociaux. «Ce qui a été à l’origine de réactions
négatives car, en réalité, certaines mesures étaient socialement et
matériellement inapplicables», indique-t-il. Au plan social, Dr Sène
démontre que ces mesures avaient contribué à remettre en question
certains schémas de solidarité qui, jadis, permettaient aux populations
vulnérables de développer une résilience. Selon lui, l’Etat a eu le
temps de comprendre que la psychologie de la peur qui avait été plus ou
moins instaurée était contre productive. De plus, entre-temps, les gens
ont appris à vivre à la maladie.
«Le traumatisme des événements de mars reste encore vivace»
Un
avis qu’il partage avec le psychologue Khalifa Ababacar Diagne. «La
peur qui avait gagné les populations et L’Etat lors de la première vague
n’est plus la même que maintenant. La raison est que pendant la
première vague, on ne savait pas comment le Covid-19 allait sévir dans
notre pays. La maladie n’était pas bien connue en dehors des
informations qui nous parvenaient des médias étrangers. Partout dans le
monde, on pensait que les mesures de confinement étaient la solution,
fort de l’expérience de la Chine. A l’époque, l’Etat du Sénégal était
sûr de pouvoir compter sur la coopération des populations pour prendre
des mesures de restrictions. Mais chemin faisant, les populations ont
appris à connaître la maladie, la peur diminuait de plus en plus surtout
chez la frange jeune qui venait de réaliser qu’elle n’était pas
véritablement en danger», renchérit le psychologue. Le sociologue
Ismaïla Sène constate alors que c’est sur la base de tous ces aspects
que l’Etat du Sénégal a compris que l’urgence n’était pas dans
l’application de nouvelles mesures de restriction. Pour le psychologue
Khalifa Ababacar Diagne, les évènements de mars – quoique déclenchés
par l’affaire Sweet beauté où l’opposant Ousmane Sonko est accusé de
viols et menaces de mort par la jeune masseuse Adji Raby Sarr- ont été
bien amplifiés par les mesures de restriction prises pour lutter contre
le Covid-19. «Le traumatisme des événements de mars reste encore vivace
et explique, à mon avis, pourquoi l’Etat a écarté définitivement toute
option qui ressemble à des mesures de restriction des activités normales
des populations», soutient-il. Le sociologue Ismaila Sène pense que
l’autorité suprême ne veut pas entrer plus en contradiction avec
elle-même. Il s’explique : «L’Etat du Sénégal, à travers l’autorité, est
déjà entré en contradiction avec lui-même. Si on prend l’exemple de
l’autorité suprême, c’est-à-dire le président de la République, elle
organise des manifestations, participe à des foules, ne respecte parfois
pas le port de masque. Lui et son camp ont été au cœur de plusieurs
évènements ayant drainé des foules. Il a peut-être compris que s’il
continue dans ses discours de demander le respect des mesures barrières,
il serait en contradiction avec lui-même.» La société sénégalaise, qui
n’avait pas adhéré totalement aux précédentes restrictions, n’est pas
aujourd’hui dans une logique d’accepter de pareilles mesures.