Les États-Unis savaient que leur mission afghane était vouée à l’échec, révèle une enquête
Le secrétaire
américain à la Défense, Donald Rumsfeld, après avoir rencontré les
nouveaux dirigeants de l’Afghanistan pour discuter de l’avenir du pays,
le 16 décembre 2001 à l’aérodrome de Bagram
Le Pentagone publie un rapport aux conclusions accablantes sur vingt ans d’intervention américaine en Afghanistan.
Dans
un rapport du Pentagone extrêmement détaillé, publié mardi 17 août, on
peut lire que la perspective de bâtir un Afghanistan stable et pacifié
était «irréalisable» dès le départ et que le gouvernement américain n’a
jamais été «équipé pour une entreprise aussi ambitieuse dans un
environnement aussi ingérable», quelles que soient les sommes d’argent
investies.
Cette
enquête de 122 pages, élaborée par le Special Inspector General for
Afghanistan Reconstruction, ou Sigar, tend à confirmer l’avis du
président Biden d’après qui la mission était vouée à l’échec, cela sans
que la durée de présence des troupes américaines ne puisse rien y
changer. Mais le moment choisi de cette publication est une pure
coïncidence.
Intitulé
«What We Need to Learn: Lessons From Twenty Years of Afghanistan
Reconstruction» («Ce que nous devons apprendre: les leçons à tirer de
vingt années de reconstruction en Afghanistan»), ce rapport est basé sur
des interviews avec plus de 700 responsables ainsi que sur l’examen de
milliers de documents. Il est également dans les tuyaux depuis de
nombreux mois et c’est le douzième document «d’enrichissement par
l’expérience» conduit par le Sigar –organe créé en 2008 pour surveiller
le gaspillage, la fraude et les abus dans le cadre de la guerre en
Afghanistan.
Échecs cuisants
Cette
étude n’est pas tant une critique des opérations militaires que du
postulat qui sous-tendait la guerre en Afghanistan et présupposait que
les troupes américaines auraient un jour pu quitter le pays en le
laissant dans un état lui permettant de fonctionner et de s’épanouir. Il
conclut que la présence américaine a amélioré la situation en matière
de soins médicaux, de santé des femmes et d’environnement, mais pas
franchement dans les autres aspects de la vie –et que même dans les
quelques secteurs aux résultats positifs, «on peut douter que les
progrès qui ont été faits se maintiennent».
La
stratégie des États-Unis a échoué sur tous les plans, souvent pour des
raisons soit propres au mode de fonctionnement de leur administration,
soit liées aux limites sociales, politiques et économiques de
l’Afghanistan. Ces échecs sont d’une telle ampleur qu’ils «mettent en
question la capacité des agences gouvernementales américaines à
concevoir, mettre en place et évaluer des stratégies de reconstruction»
dans quelque pays que ce soit. «Aucune agence n’avait la mentalité,
l’expertise et les ressources nécessaires pour mettre au point et gérer
la stratégie de reconstruction de l’Afghanistan», ajoute le document. Et
les multiples agences concernées n’étaient pas non plus capables de
partager correctement les moyens et les responsabilités.
«Les
projets qui visaient à atténuer les conflits les ont souvent exacerbés
au contraire, et même, involontairement, ont financé les insurgés.»Rapport du Pentagone du 17 août
Dans
ce qui est peut-être la partie la plus accablante du rapport, les
auteurs soulignent que reconstruire l’Afghanistan «exigeait une
compréhension détaillée des dynamiques sociales, économiques et
politiques du pays» mais qu’aussi bien les décideurs américains à
Washington que le personnel sur le terrain «opéraient constamment à
l’aveugle».
Conséquence:
ils ont «maladroitement imposé des modèles technocratiques occidentaux
aux institutions économiques afghanes; formé les forces de sécurité à la
manipulation de systèmes d’armes sophistiquées qu’elles ne pouvaient
pas comprendre et encore moins entretenir; imposé un État de droit
formel à un pays dans lequel 80% à 90% des décisions se prenaient de
façon informelle. […] Dépourvus de ces connaissances du contexte, les
responsables américains ont souvent donné tout pouvoir à des hommes
d’influence qui s’en sont pris à la population ou ont détourné l’aide
américaine afin de s’enrichir, eux et leurs alliés, et de prendre le
pouvoir. […] (Ainsi), les projets qui visaient à atténuer les conflits
les ont souvent exacerbés au contraire, et même, involontairement, ont
financé les insurgés.»
«Lobotomies annuelles» et négligences à répétition
Cet
échec a été aggravé par la pression venue de Washington pour glaner des
succès le plus vite possible. Les responsables ont déversé des
milliards de dollars en Afghanistan, persuadés à tort que plus on y
mettrait d’argent, plus les résultats seraient rapides, alors qu’en
réalité cela ne faisait qu’amplifier la corruption. Lorsqu’ils s’en sont
rendu compte, ils ont essayé de faire filtrer l’argent par des canaux
non officiels. Ce qui a eu pour conséquence que les quelques
fonctionnaires intègres du gouvernement afghan n’ont jamais pu apprendre
à gérer leurs propres administrations.
La
politique américaine, en matière de ressources humaines, a également
contribué au bourbier. «L’incapacité [de Washington] à placer les bonnes
personnes aux bons postes au bon moment» a suscité «l’un des échecs les
plus significatifs de la mission». Dans les rares occasions où les
bonnes personnes arrivaient, elles se voyaient attribuer un nouveau
poste au bout d’un an, obligeant leurs successeurs à tout reprendre du
début –règle bureaucratique que le rapport du Sigar compare à des
«lobotomies annuelles».
Les quelques fonctionnaires intègres du gouvernement afghan n’ont jamais pu apprendre à gérer leurs propres administrations.
Cerise
sur le gâteau, les États-Unis n’ont jamais rien mis en place pour
contrôler et évaluer si leurs programmes avaient le moindre effet.
L’enquête souligne que «l’absence de vérifications créait le risque de
faire à la perfection exactement ce qu’il ne fallait pas: un projet où
toutes les tâches requises effectuées étaient considérées comme une
“réussite”; qu’il ait atteint ou contribué à des objectifs plus vastes
et plus importants ne comptait pas».
Enfin,
l’armée américaine n’a jamais établi un semblant de sécurité dans de
nombreuses zones du pays. Bien que le Sigar n’ait pas été mis en place
pour examiner le côté militaire de la guerre, le rapport n’en souligne
pas moins –comme l’ont dit de nombreux officiers et responsables pendant
plus de dix ans– que la sécurité était la condition première pour
remplir les objectifs sociaux, politiques et économiques de la mission
américaine en Afghanistan.
Improvisation et mémoire courte
Dans
tout le document, certains anciens responsables américains et afghans
sont cités en détail. Deux remarques se distinguent comme
particulièrement parlantes. Voilà ce que Jabar Naimee, ancien gouverneur
de quatre provinces afghanes, a confié à un enquêteur du Sigar:
«Dans
la majorité des districts, nous n’avons même jamais entendu les vrais
problèmes des gens. Nous formulions des hypothèses, conduisions des
opérations militaires, faisions venir des fonctionnaires et estimions
que cela conduirait à la sécurité et à la stabilité.»
Dans
le cadre d’une observation plus large, Stephen Hadley, vice-conseiller à
la sécurité nationale du président George W. Bush, a admis: «Nous
n’avons tout simplement pas de modèle de stabilisation post-conflit [une
autre façon de dire “édification de la nation”, ndlr] qui fonctionne.
Chaque fois qu’on fait un truc comme ça, c’est de l’improvisation. Je ne
crois pas que si nous devions le refaire, nous le fassions mieux.»
«Dans la majorité des districts, nous n’avons même jamais entendu les vrais problèmes des gens.»Jabar Naimee, ancien gouverneur de quatre provinces afghanes
Sa
façon de se retirer d’Afghanistan mise à part (et je suis de ceux qui y
trouvent à redire), il faut reconnaître que cela fait un moment que
Biden a raison de dire que la mission de cette guerre de vingt ans, qui
n’a cessé de prendre de l’ampleur –d’abord expulser les talibans, puis
tuer Ben Laden et former l’armée afghane afin de créer un gouvernement
démocratique et une société civile– était vouée à l’échec et qu’aucune
dépense de temps ni d’argent n’aurait rien pu y changer.
Tous
les vingt ans à peu près, les États-Unis finissent par s’engager dans
une de ces guerres et oublient les leçons censément apprises par la
génération précédente. Cette étude complète et bien écrite ne devrait
jamais quitter les bureaux du Conseil national de sécurité, du
Pentagone, du département d’État et de toutes les autres agences
américaines, afin que les mêmes erreurs cessent d’être constamment
reproduites.
Rares
sont ceux, dans le pays ou au-dehors, prêts à financer une entreprise, à
faire des investissements à long terme ou à prendre d’autres risques
conséquents s’ils doivent s’inquiéter de leur sécurité. Pendant les
vingt années de guerre, à aucun moment cette crainte ne s’est dissipée.