Le procès de 3 pères ayant aidé leurs enfants à émigrer divise le Sénégal
Trois
pères de famille sont poursuivis au Sénégal pour avoir fait embarquer
leurs enfants sur des pirogues à destination de l’Europe. L’un de ces
jeunes, mineur, est décédé en mer fin octobre : il s’appelait Doudou et
rêvait de devenir footballeur. Le jugement est attendu ce mardi à Mbour,
à une centaine de kilomètres au sud de Dakar. Le procureur a requis 2
ans de prison.
Des
pères de famille sur le banc des accusés. Ils sont jugés pour « mise en
danger de la vie d’autrui » et « complicité de trafic de migrants ». Depuis
quelques mois, les départs reprennent de plus belle, depuis les plages
de Mbour, Dakar ou encore Saint-Louis. Des dizaines de candidats au
voyage entassés sur des pirogues surchargées qui tentent de rejoindre
l’Espagne en dépit de conditions météo difficiles dans l’Atlantique en
cette période de l’année. Des embarcations qui prennent l’eau. Des
moteurs en surchauffe. Les pêcheurs ramènent des corps. Les récits
dramatiques se succèdent dans les journaux.
Pour
le procureur, ceux qui ont laissé partir leurs enfants dans ces
conditions ont fait preuve de grave négligence en organisant leur
voyage. Le jeune Doudou Faye a trouvé la mort en mer. Son père avait
payé un passeur 250 000 FCFA (un peu moins de 400 euros). Il n’a pas
parlé de ce projet à la mère de l’adolescent. Une affaire qui a suscité
émotion et indignation au Sénégal, et à l’étranger.
Naufrages
Des
jeunes, mineurs, qui embarquent à destination de l’Europe avec des
rêves plein la tête, Moustapha Diouf en a connu beaucoup. Président de
l’AJRAP, l’association des jeunes rapatriés de Thiaroye sur Mer près de
Dakar, il a lui-même fait la traversée en pirogue en 2006, vers les îles
Canaries. « Depuis une quinzaine d’années maintenant, il y a des parents
qui poussent leurs enfants à partir » explique-t-il.
Moustapha
Diouf est lui-même père de famille. Quand il évoque le cas de Doudou,
il ne peut s’empêcher de penser à son fils de 14 ans. « La tempête, le
froid, le manque d’eau, c’est insoutenable », se souvient-il avant
d’ajouter : « Vous voyez ce qui se passe ici ? On ne peut pas retenir les
gens… Il y a beaucoup de lassitude. On est fatigué. On nous parle de
l’émergence au Sénégal, mais nous, nous ne sommes pas parvenus à
émerger ». Lors de son procès, le père de Doudou Faye a dit « regretter »
son acte. Ses avocats affirment que ce père « avait l’espoir d’un avenir
meilleur pour son enfant, et qu’il puisse aussi aider sa famille ». Pour
la défense, ces pères ne sont « pas des coupables, mais bien des
victimes ». Des avocats qui disent « ne pas comprendre la nouvelle
stratégie du parquet »
Un procès pour dissuader ?
Jusqu’à
présent, les autorités sénégalaises s’employaient surtout à démanteler
les réseaux de passeurs, et à interpeller de temps à autre les migrants
qui voulaient monter à bord, ou ceux qui organisaient les départs à
terre. Pour le sociologue Aly Tandian, professeur à l’université Gaston
Berger de Saint-Louis et directeur de l’Observatoire sénégalais des
migrations, « viser » directement les familles des candidats à
l’immigration est une première.
« Le
Sénégal s’est engagé dans une politique répressive, ce procès est
destiné à alerter et clarifier la position du Sénégal. On a pu entendre
des critiques dénonçant la quasi absence des autorités et leur
incapacité à résoudre le problème, donc ce procès est une réponse forte
apportée par l’État » conclut-il.
L’État rejette toute responsabilité
Interpellée
lors d’une conférence de presse fin novembre, la ministre de la
Jeunesse préfère pointer du doigt la « pression sociale ». Pour Néné
Fatoumata Tall, les exigences sont fortes vis-à-vis de la jeunesse « dans
leurs quartiers, dans leurs maisons ». Elle en appelle au sens de la
responsabilité. Selon elle, il faut que les familles arrêtent de dire
tous les jours à leurs enfants « que telle personne (partie à l’étranger)
a réussi à construire un immeuble pour ses parents, alors qu’il n’est
pas mieux élevé que toi (resté au pays). Ces mots reviennent souvent
dans les foyers et c’est une pression insupportable », affirme la
ministre.
Pour
le sociologue Aly Tandian, mettre en cause les familles ne conduira pas
à enrayer le phénomène : « Faut-il s’engager dans cette logique
d’épicier ? Ce n’est pas faire un procès aux parents qui va sensibiliser
les populations. Il faudrait plutôt essayer de comprendre les causes
profondes, et apporter une réponse ». Selon lui, « la logique sécuritaire a
déjà suffisamment montré ses limites ». Les pères des jeunes migrants
risquent donc deux ans de prison ferme. Mais pour le directeur de
l’Observatoire sénégalais des migrations, ils ont de toute façon « déjà
été condamnés aux yeux de la communauté ».