Mali : Il était une fois Aoua Keïta, sage-femme, militante anticoloniale et féministe
Pagne produit par
l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes (APDF)
à l’occasion de la Journée de la femme africaine du 31 juillet 2006. DR
A l’heure où le pays fête le 60e
anniversaire de son indépendance, la trajectoire de cette femme rappelle
le rôle des Africaines dans les luttes d’émancipation du joug colonial.
Qui
se souvient, dans le Mali d’aujourd’hui, des combats menés par la
sage-femme Aoua Keïta (1912-1980), militante politique et syndicale au
temps des décolonisations ? A l’heure où le pays fête le 60e
anniversaire de son accession à l’indépendance et traverse une crise
politique profonde, la trajectoire de cette femme exceptionnelle nous
rappelle le rôle des Africaines dans l’effervescence des luttes
politiques de ces décennies d’émancipation du joug colonial.
Devenir une « sage-femme communiste » en contexte colonial
Née
en 1912 à Bamako, la capitale du Soudan français (actuel Mali), qui
fait alors partie de l’Afrique occidentale française (AOF), Aoua Keïta
grandit dans une famille polygame. C’est à l’initiative de son père, un
ancien tirailleur, qu’elle est scolarisée en 1923 au Foyer des métisses,
qui accueille des élèves noires et métisses que l’administration
française veut éduquer. Elle appartient alors à la petite minorité de
femmes de l’AOF qui sont scolarisées, au grand désarroi de sa mère, qui
considère qu’une fille qui est allée à l’école est perdue pour le
mariage et lui déclare amèrement : « Va-t-en t’occuper de tes papiers et
de tes crayons, c’est ce que tu donneras à manger à l’homme malheureux
qui acceptera de te prendre. »
Mais
Aoua Keïta est brillante. Elle réussit en 1928 le concours de l’Ecole
de médecine de l’AOF (qui a ouvert à Dakar en 1918) et obtient son
diplôme de sage-femme trois ans plus tard, en 1931. Elle est alors
affectée à Gao, une ville située dans l’extrême nord du Mali, dans une
région dont elle ne connaît pas la langue (le songhai, alors qu’elle
parle le bambara). Du fait de son métier, elle devient pourtant
rapidement populaire et tisse avec les femmes locales des liens de
confiance qui vont servir de terreau à son activité politique.
Celle-ci
commence aux côtés de son mari médecin, Daouda Diawara, qu’elle a
épousé en 1935. L’invasion de l’Ethiopie par Mussolini attise sa révolte
contre le colonialisme. Elle s’inscrit au Syndicat des médecins,
vétérinaires, pharmaciens et sages-femmes, puis à l’Union
soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA), la section
soudanaise du parti anticolonial fédéral créé en octobre 1946 à Bamako
et affilié dans un premier temps au Parti communiste français. Aoua
Keïta en devient rapidement une militante très active. Elle prend en
charge la propagande dans les localités où elle est affectée, est une
des rares Africaines à pouvoir voter aux élections de 1946 en tant que
citoyenne « indigène » et organise clandestinement des réunions de femmes
dans sa maternité… pour éviter tant les foudres des maris que de
l’administration coloniale.
En
1949, Aoua Keïta, ne parvenant pas à avoir d’enfant et rejetant l’idée
d’avoir une coépouse, divorce. Elle se consacre alors pleinement à ses
activités professionnelles et politiques. Identifiée par
l’administration coloniale comme une militante « communiste » au lendemain
de la victoire de l’US-RDA à Gao aux élections de 1951, elle est mutée
au Sénégal. Malgré la répression, elle devient une figure d’envergure de
son parti. Elle est nommée commissaire à l’organisation des femmes en
1958 et, à ce titre, devient la seule femme membre du bureau politique
de l’US-RDA. L’année suivante, elle est élue députée de la Fédération du
Mali à Sikasso, devenant la première Africaine de l’ex-AOF à accéder à
un tel poste.
Bamako, épicentre du panafricanisme au féminin
Pour
Aoua Keïta, le combat contre les injustices coloniales est
indissociable de l’organisation des femmes et de la défense de leurs
droits. En collaboration avec l’institutrice Aïssata Sow Coulibaly, elle
fonde un syndicat des femmes travailleuses à Bamako en 1956. Deux ans
plus tard, elle participe à la création de l’Union des femmes du Soudan
(UFS), qui a pour objectif de défendre les droits des femmes et de
servir de base à la création d’une organisation panafricaine : l’Union
des femmes de l’ouest africain (UFOA). Celle-ci est fondée à Bamako en
juillet 1959, par des femmes du Soudan français, de Guinée, du Sénégal
et du Dahomey.
L’organisation
affiche un programme ambitieux : elle condamne les abandons de domicile
conjugal et les répudiations, réclame l’abolition de certaines coutumes
jugées néfastes, l’institution du mariage civil et le consentement
obligatoire des époux, la suppression du mariage précoce et de la
polygamie. Sa création obéit à plusieurs préoccupations : consolider les
liens entre les pays de l’AOF au moment où l’autonomie de chaque
territoire s’affirme de plus en plus ; constituer une organisation
susceptible de rendre plus visibles les Africaines à l’échelle
internationale, notamment par rapport à leurs « sœurs » des colonies
britanniques ; promouvoir des réformes tant dans le domaine familial
qu’en matière de reconnaissance de la place des femmes dans l’espace
public.
L’UFOA
disparaît en 1960, mais les réseaux qu’elle a permis de tisser servent
de base à une structure continentale quelques années plus tard : la
Conférence des femmes africaines (future Panafricaine), créée à Dar
es-Salaam (Tanzanie) en 1962 et dont le siège se situe à Bamako. La
capitale malienne est un espace central du panafricanisme au temps des
décolonisations. Elle accueille également, la même année, la première
réunion sur le sol africain de la Fédération démocratique internationale
des femmes.
Peu
de temps après est voté le Code du mariage dans le Mali socialiste
nouvellement indépendant. Si Aoua Keïta, seule femme à siéger à
l’Assemblée nationale lors du vote, ne parvient pas à empêcher un
amendement restreignant la monogamie, ce texte est considéré comme
révolutionnaire en son temps. L’exclusivité du mariage civil sera
abrogée en 2011, contre l’avis d’organisations féminines maliennes qui y
voient une atteinte aux droits acquis au lendemain de l’indépendance.
Une Africaine dans le monde de la guerre froide
Ardente
combattante de la cause anticoloniale, de l’unité africaine et des
droits des femmes, Aoua Keïta contribue au renforcement des liens entre
les militantes africaines et les organisations internationales. A ce
titre, et à l’image de l’Ivoirienne Célestine Ouezzin Coulibaly, elle
parcourt le monde et articule les luttes menées localement sur le
continent aux combats internationaux anti-impérialistes. Elle effectue
pour la première fois un voyage hors d’Afrique en 1957, comme déléguée
au congrès de la Fédération syndicale mondiale (FSM) à Leipzig, en RDA.
Alors âgée de 45 ans, elle y fait forte impression.
Au
lendemain de l’accession du Mali à l’indépendance, le 22 septembre
1960, elle se rapproche des pays socialistes, voyage en Union soviétique
et en Asie (Chine, Corée, Vietnam) et noue avec les organisations
féminines de ces pays des liens de coopération tournés vers l’éducation
des filles, la santé des mères et des enfants. La solidarité tissée avec
les femmes du tiers-monde et les militantes communistes ne signifie pas
pour autant qu’elle rompe les relations avec les femmes du « bloc de
l’Ouest ». Dans le contexte de la guerre froide, le Mali socialiste a
fait le choix du non-alignement et maintient une collaboration effective
avec la France comme avec les Etats-Unis.
La
carrière politique d’Aoua Keïta s’arrête brutalement en 1967. Alors que
le pays est traversé par une « révolution culturelle », elle est écartée
du pouvoir, de même que les autres rares femmes à avoir obtenu des
responsabilités politiques. Le coup d’Etat militaire qui renverse la Ire
République de Modibo Keïta, l’année suivante, la pousse sur la route de
l’exil. Vivant entre le Congo-Brazzaville et la France, elle se
consacre à l’écriture de ses mémoires.
Ce
témoignage exceptionnel publié en 1975 n’est sans doute pas pour rien
dans le fait qu’elle incarne aujourd’hui la participation des femmes à
la lutte pour l’indépendance du Mali et un modèle pour les associations
féminines et féministes maliennes. Son effigie a été reproduite en 2006
sur des pagnes à l’occasion de la Journée de la femme africaine, fixée
au 31 juillet. Son portrait orne également la vaste fresque murale
située sur les hauteurs de Koulouba, la « colline du pouvoir » à Bamako,
qui retrace cent cinquante ans d’histoire malienne.
Ophélie
Rillon est chargée de recherche au CNRS, membre du laboratoire Les
Afriques dans le monde (LAM) de l’université Bordeaux-Montaigne.Pascale Barthélémy est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’ENS Lyon.Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation.The ConversationOphélie Rillon et Pascale Barthélémy