Didier Raoult, résurgence de la figure de « l’homme providentiel » en temps de crise
Ardent promoteur de la chloroquine
contre le coronavirus, Didier Raoult fait figure de sauveur auprès d’une
partie de la population. Un historien nous explique la fascination
française pour de telles personnalités en temps de crise.CORONAVIRUS –
Son nom est sur toutes les lèvres. Avec ses recherches sur un éventuel
traitement contre le coronavirus, la chloroquine, le professeur Didier
Raoult cristallise, à tort ou à raison, les espoirs d’une sortie de la
crise sanitaire.
Bien
qu’il divise autant les milieux politiques que médicaux, cet expert en
matière de maladies infectieuses et tropicales, à la tête de l’Institut
hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection à Marseille depuis
2011, est parvenu à rassembler derrière lui une partie de la population,
convaincue qu’il détient la solution à la crise. À tel point que
certains voient en lui le « sauveur » qu’il manque à la France.
En
une semaine, le professeur de microbiologie français a fédéré autour de
lui plus de 250.000 abonnés sur Twitter. Et il est même plébiscité par
les Français dans un récent sondage Odoxa alors qu’il était inconnu du
grand public il y a encore un mois.
Comment
un tel engouement est-il possible? Pourquoi, de manière générale,
a-t-on besoin d’un sauveur en temps de crise? Pour répondre à ces
questions, Le HuffPost a interrogé l’historien Jean Garrigues, auteur de
« Les hommes providentiels. Histoire d’une fascination française ».
Le HuffPost : Pourquoi Didier Raoult exerce-t-il une forme de fascination auprès d’une partie de la population française ?Jean Garrigues : C’est
évident pour différentes raisons, bonnes et mauvaises. Le premier
élément à prendre en compte est le besoin d’espérer en temps de crise,
de trouver des solutions à des problèmes qui nous semblent insolubles,
de croire en des solutions. En ce sens, dans un climat de morosité et de
tristesse, Didier Raoult, dont le positionnement est entendu par
beaucoup, représente une lueur d’espoir thérapeutique.
Le
deuxième élément est la manière dont ce personnage se présente. Il est
atypique, on le voit bien, par son apparence, sa manière de se présenter
de s’habiller et même de parler. Même s’il est un savant, un directeur
d’institut, il est à rebours des codes de l’establishment médical. Ce
type de figure colle parfaitement à l’esprit du temps, à savoir la
défiance envers les élites et tous ceux qui incarnent une forme de
pouvoir. Son positionnement du savant solitaire en rébellion face au
système médical est ainsi très habile.
Le
troisième élément expliquant la fascination autour de Didier Raoult est
justement la récupération, voire l’instrumentalisation de cette image
du rebelle par un certain nombre de responsables politiques, notamment
ceux qu’on peut considérer comme les porte-parole de partis populistes
(Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon…), qui utilisent cette figure
mobilisatrice du citoyen en révolte contre les élites.
Didier
Raoult est donc un pourvoyeur d’espérance, atypique par rapport aux
schémas traditionnels, et qui offre la possibilité d’une
instrumentalisation du rebelle face aux élites. En ce sens, il incarne
la figure symbolique et récurrente de l’homme providentiel.
Comment définissez-vous l’homme providentiel ?
Il
est celui qui donne de l’espérance en temps de crise. C’est Napoléon
Bonaparte, qui impose son autorité militaire face aux atermoiements et
aux échecs du Directoire, c’est le général de Gaulle qui lance son appel
du 18 juin 1940 et qui revient « sauver » la France en mai 1958. C’est
d’abord Jeanne d’Arc, paysanne de Lorraine, qui arrive incognito à la
cour du Roi de France, en devient son icône et commande ses armées.
Les
hommes ou femmes providentiels ne sont pas tous du même moule, et leur
capacité d’attraction est fonction de leur personnalité comme du moment
historique où ils émergent. Certains apparaissent comme des protecteurs,
tel Gaston Doumergue en 1934 ou Pétain en juin 1940, quand d’autres,
tels Bonaparte, Gambetta, Clemenceau, de Gaulle, sont dans la
transgression et la fuite en avant. Mais, globalement, la figure
dominante est celle de l’homme seul, porteur d’espérance et de
rébellion.
Pourquoi ce besoin de s’imposer comme un rebelle ?
Face
aux pouvoirs établis et leur déficit de légitimité, ceux qui viennent
en contestation ont d’emblée une certaine sympathie du public car ils
viennent justement de l’extérieur du monde du pouvoir. C’est ce qui a
fait la célébrité de Didier Raoult mais aussi, dans un tout autre
registre, des premiers Gilets jaunes comme Jacline Mouraud ou Éric
Drouet.
D’un besoin individuel, comment passe-t-on à un mouvement collectif embrassant l’émergence d’un homme providentiel ?
C’est
aujourd’hui facilité par les réseaux sociaux qui accélèrent la
transmission de l’information et la capacité de se fédérer autour d’une
figure, même si elle est inconnue du grand public. Ils permettent du
quasi-instantané et transforment des pulsions individuelles, un besoin
intime d’espoir, en un mouvement collectif et disruptif.
Même
sans réseaux sociaux, c’est toujours comme ça que cela fonctionne: les
courants politiques correspondent à des sentiments, des pulsions très
intimes, et le collectif leur donne une force au prisme de leur
irrationalité mobilisatrice.
Par
ailleurs, les gens ont aussi besoin de voir qu’ils ne sont pas seuls,
c’est rassurant de se dire que l’on fait partie d’un courant d’adhésion,
de reconnaissance d’un homme providentiel. Paradoxalement, c’est une
manière de retrouver le sens du collectif par l’adhésion à une figure
exceptionnelle.
À quel besoin répond l’homme providentiel ?
La
clé est une situation de crise, un certain sentiment d’impuissance des
élites, qu’il s’agisse d’un conflit militaire qui s’enlise, d’une crise
financière irréversible ou bien, comme aujourd’hui, d’une crise
sanitaire sans précédent. Aujourd’hui, le confinement est une solution
mais l’inéluctabilité de la mort, de la perte de milliers de Français,
entraîne le besoin de lumière, d’espérance, qui se cristallise plus que
jamais sur ceux qui sont susceptibles d’apporter une solution.
On
a pu constater, au début de l’épidémie de coronavirus, l’émergence de
la stigmatisation des communautés asiatiques. La recherche de boucs
émissaires en temps de crise est-elle le pendant négatif de la quête
d’un homme providentiel ?
Oui,
c’est aussi un phénomène récurrent. Toute crise implique la recherche
d’un bouc émissaire, le principe étant qu’on les tient pour
responsables. C’est ainsi que les critiques se sont focalisées sur les
communautés asiatiques, puis sur le président de la République (ce qui
est inévitable dans un régime surprésidentialisé comme le nôtre) ou
encore sur Agnès Buzyn et Christophe Castaner. D’ailleurs, c’est pour
cela que les opposants à Emmanuel Macron ont très vite compris qu’ils
pouvaient utiliser Didier Raoult comme un moyen de combat et de
dénigrement du Président.
La recherche d’un homme providentiel est-elle une particularité française ?
Ce
qu’on constate, c’est la récurrence de ce phénomène de l’appel à
l’homme providentiel. Dans les périodes de crise, il y a une sorte de
réflexe, d’incapacité de résoudre de manière collective, raisonnée et
dialoguée les crises, une méfiance récurrente envers les pouvoirs en
place. La sensibilité révolutionnaire est très forte en France et
conduit à rechercher en dehors des circuits traditionnels des solutions
qui s’incarnent dans une personnalité, une figure.
Cette
recherche est très française et dépasse d’ailleurs le champ du
politique. On a souvent tendance à focaliser sur un individu
exceptionnel. Prenez l’exemple du football: les grands moments
d’adhésion à ce sport sont liés à un joueur emblématique, comme Raymond
Kopa, Michel Platini, Zinedine Zidane.
Contrairement
à la société allemande, par exemple, où la mythologie de l’homme
providentiel a été définitivement marquée du sceau de l’infamie par la
figure d’Hitler et suscite donc de la méfiance. En France au contraire,
c’est une longue tradition qui va de Bonaparte à Charles de Gaulle, deux
figures qui ont su créer une légende positive et conserver une aura
exceptionnelle auprès d’une grande partie des Français.
Comment expliquez-vous que ce besoin d’ériger un homme en être providentiel perdure à notre époque ?
Depuis
Vercingétorix, que l’histoire légendaire a transformé au XIXe siècle en
premier des patriotes, en passant par Jeanne d’Arc, Napoléon Bonaparte,
Léon Gambetta, Georges Clemenceau… La société française s’est
construite historiquement et psychologiquement autour de ces figures
d’hommes providentiels.
Si
aujourd’hui, cette figure apparaît un peu comme anachronique, elle
rejoint néanmoins celle du peuple contre les élites, ancrée dans nos
imaginaires… C’est ce qui donne toute sa force à la mythologie du
sauveur. Rebelle face aux élites, et sauveur: c’est ce qui fait toute la
force de Didier Raoult.