[Enquête] Gabegie à la Senelec: La facture de la bamboula
Pour
combler un manque à gagner de 12 milliards de francs cfa, une hausse de
6 à 10 % sur le prix de l’électricité a été opérée. Pourtant, une
rationalisation des charges budgétivores de la Senelec aurait réduit la
facture. Tarifs préférentiels, heures supplémentaires, frais de mission
pour le ministère, salaire du régulateur. Senelec est une vraie vache à
lait. Seneweb a jeté un coup d’œil dans la ‘’boite noire’’ de la société
des lumières.
Il y a de l’électricité dans
l’air ! Depuis le 1er décembre 2019, les rues de Dakar et des autres
villes du pays grondent de colère suite à la hausse de 6 à 10% sur le
prix de l’électricité des ménages déjà durement éprouvés par la cherté
de la vie. Si la direction générale de la Société nationale
d’électricité (Senelec) pointe un manque à gagner de 12 milliards
enregistré au début du dernier trimestre de 2019 pour justifier cette
hausse, qui devait, selon elle, ‘’normalement’’ être fixée à 26%, le
collectif Noo Lank indexe les charges (masse salariale et avantages
indus) très lourdes que la Senelec répercute sur la facture de ses
abonnés, notamment la clientèle domestique.
Avocat
de la boîte en 1984 et membre du collectif, Me Masokhna Kane est formel
: « il n’y a rien qui puisse justifier cette augmentation ». Au
contraire, signale-t-il, « l’électricité devait baisser pour plusieurs
raisons ». « Déjà dans le plan Yessal (2016-2020), qui fait partie du
Pse, le courant devait nous être vendu entre 60 et 80 francs le
kilowattheure (Kwh) avec le mix énergétique. C’était cela l’objectif.
Maintenant, on nous demande le double, même plus. Il a été reconnu dans
ce même plan Yessal que le courant au Sénégal est l’un des plus chers au
monde », martèle le consumériste.
Quant aux
motifs avancés par les autorités pour justifier la hausse, ils ont été
battus en brèche par les documents même de la Senelec ainsi que ceux de
la Commission nationale de régulation de l’électricité (Cnre) qui, de
l’avis de Me Kane, « ne régule absolument rien ».
Macky Sall : « la gabegie est aussi à l’origine des maux dont souffre la société »
Selon
lui, le réajustement que la Senelec doit opérer pour combler ce gap
aurait dû être fait sur ses propres charges on ne peut plus onéreuses
qu’elle répercute sur les factures des Sénégalais. Ces charges ont pour
noms : tarifs préférentiels ou gratuité pour certains, heures
supplémentaires, frais de mission, fonds d’appui au ministère de
l’Energie, entre autres.
Tarif préférentiel et
avantages ! Rien que l’évocation de ces termes suscite la colère des
employés de la boîte. On se rappelle les menaces ouvertes dont le
président de la République, Macky Sall avait fait l’objet par des
employés de la Senelec sous le couvert de l’anonymat, en mai 2012.
En
effet, recevant les cahiers de doléances des centrales syndicales le
1er mai 2012 au Palais de la République, le président fraichement élu
annonçait une batterie de mesures pour mettre fin à ce qu’il appelait «
droits illicites acquis ». « Pour faire un diagnostic, il faut oser
aller jusqu’au bout des choses », lançait-il à Mademba Sock et aux
cadres de la Senelec leur signalant que « la gabegie est aussi à
l’origine des maux dont souffre la société d’électricité ».
Tarifs préférentiels : Un quota de 1000 à 1500 Kwh
«
La Senelec vit au-dessus de ses moyens et fait du gaspillage tant dans
sa gestion que dans certains avantages indus, indiquait-il. Il faut
désormais que la société assume ses responsabilités de gestion et que le
conseil d’administration assume ses charges », taclait-il.
La
réplique ne s’est pas fait attendre. Dans la livraison du journal Le
Populaire du 3 mai 2012, des agents sous le couvert de l’anonymat
lancent : « nous bénéficions juste de tarifs préférentiels et c’est tout
à fait normal. On aimerait bien qu’il (le président de la république)
nous dise à quoi il veut faire allusion. Nous l’attendons de pied ferme,
qu’il n’essaie surtout pas de toucher à nos avantages ».
Depuis,
le Président n’est jamais allé ‘’au bout’’ de sa logique. Les 2 500
employés (après un dégraissage récent de 700 travailleurs avec la mise
en place du Woyofal) de la société d’électricité ainsi que certains
retraités bénéficient jusqu’ici de tarifs préférentiels qui leur
permettent de ne payer que 10% de leur consommation.
«
C’est sur la base d’un quota », s’empresse de préciser El Hadji
Ibrahima Ndao, ancien DG de la Senelec dans les années 1990 qui ajoute :
« du temps où j’étais DG de la Senelec, jusqu’à 1000 kwh, les agents
payaient 10% et le tarif normal pour tout dépassement. Maintenant les
choses ont peut-être changé ».
Pour une facture de 186 000, un agent de la Senelec paie 18 600 F Cfa
En
effet, les choses ont effectivement changé. Car, d’après un autre chef
de service à la retraite contacté par Seneweb, ces quotas sont
maintenant plafonnés à 1000 kwh pour certains et 1500 kwh pour d’autres.
En langage arithmétique : à raison de 124 francs Cfa le Kwh, sur une
consommation de 1 500 kwh, soit une facture de 186 000 francs Cfa, les
agents de la Senelec paient 18 600 francs Cfa, soit 10%.
Une
pratique qui donne libre cours à toutes sortes de trafics, selon Me
Massokhna Kane. L’avocat qui a reçu Seneweb dans son cabinet sis à Sicap
Mermoz révèle que certains ont même trouvé des moyens de se faire de
l’argent avec ce tarif préférentiel. « Ces gens ne paient pas
l’électricité comme nous alors qu’ils consomment la même électricité que
nous. Et tout cela tombe dans les charges. La Senelec aurait pu donner
des avantages en nature mais non. On leur fait bénéficier d’un tarif
préférentiel qui ouvre l’appétit à toutes les consommations. D’ailleurs
il y en a qui louent leur maison avec électricité. Il y a des
spéculations là-dedans », révèle-t-il.
A
décharge, un technicien de la Senelec ayant requis l’anonymat signale
que contrairement aux administrateurs locaux et certains khalifes
généraux des confréries -(les khalifes devaient 186 millions à la
Senelec à la date du 14 août 2010, selon le rapport 2010 de la cour des
comptes)- qui bénéficient d’une gratuité, les agents de la Senelec qui
sont confrontés à des dangers paient l’électricité, même si c’est sur la
base d’un tarif préférentiel.
« Un tarif
préférentiel, c’est le minimum que la Senelec puisse faire pour ses
agents. Aujourd’hui beaucoup d’agents sont morts en intervention,
d’autres sont devenus infirmes. Pour votre information, nos primes de
risque s’élèvent à 8 mille francs là où d’autres corporations perçoivent
50 mille ou plus », s’offusque-t-il.
La Senelec paie des billets d’avion et des frais de mission au ministère de l’Energie
En
réalité, à y voir plus de près, la société d’électricité baigne dans
une opacité indescriptible. A en croire Me Kane, la gestion de la
Senelec est aux antipodes des règles de transparence. En d’autres termes
: « la Senelec, c’est la porte ouverte à tous les abus ». En effet,
outre les avantages indus, d’autres irrégularités participent davantage à
alourdir les charges. Il s’agit entre autres, d’un fonds d’appui au
ministère de l’Energie, tenu dans le secret le plus absolu, ainsi que
des enveloppes ‘’Sukkaru koor’’ allant « d’un (1) million à 2,5 millions
de francs Cfa ».
« Dans les charges de la
Senelec, il y a un fonds de soutien au fonctionnement du ministère de
l’Energie et personne ne sait combien de milliards sont injectés dans ce
fonds. Et ces charges sont répercutées dans les tarifs. C’est ce que
certains appellent ‘’caisse noire’’. C’est un scandale ! Un ministère
qui a un budget voté par l’Assemblée nationale, comment on peut prendre
dans les caisses de la Senelec pour soi-disant soutenir ce ministère là ?
Cela a toujours existé et cela permet de payer des 4×4 à des ministres
et n’importe quoi », peste Me Masokhna Kane.
Le
rapport 2010 de la cour des comptes semble confirmer l’avocat. Au
chapitre de l’utilisation du fonds de préférence de l’électricité créé
par le décret n°78-1160 du 11 décembre 1978, l’organe de contrôle
relevait que ce fonds a été « dévoyé de son objectif en finançant, en
plus de la dotation versée au ministère de l’Energie au titre de l’appui
institutionnel (364 millions F Cfa de 2005 à 2008), des dépenses de
fonctionnement de ce ministère, notamment l’achat des billets d’avion
pour ses agents, le paiement des frais de mission et d’hôtel, le
règlement des factures de la Sonatel et le versement de per diem ».
Les salaires du régulateur payés par la Senelec
L’avocat
dit détenir tout un dossier sur d’autres dépenses encore plus
scandaleuses. « On les appelle enveloppes ‘’Sukeuru Koor’’ », s’indique
Me Massokhna Kane, qui informe que cela sert de moyen de corruption. «
Il y a des syndicalistes de la boîte à qui on donne ces enveloppes pour
qu’ils ne râlent pas, révèle-t-il. Ils ne peuvent pas le nier ».
Plus
grave, en plus de ‘’soutenir’’ le ministère, la Senelec assure
intégralement le fonctionnement (salaires et avantages) de la Commission
de régulation qui, selon Kane, « ne fait qu’exécuter les ordres du
ministère et de la Senelec » à la vitesse de l’éclair.
D’ailleurs,
pour cette augmentation-ci, souligne Me Kane, « saisie le 19 novembre
2019, la commission s’est réunie le même jour et a pris une décision le
même jour ». Une raison supplémentaire, selon lui, pour dissoudre la
commission nationale de régulation du secteur de l’électricité (Cnre)
qui ne prend pas en compte les intérêts des consommateurs.
Heures supplémentaires et frais de missions indus
Les
abus dans les heures supplémentaires font aussi partie des éléments qui
alourdissent les charges de la boîte. Dans le rapport 2010 de la cour
des comptes, la masse salariale était estimée entre 9 et 10%. Le montant
payé aux agents au titre d’heures supplémentaires avait fait sortir de
ses gonds l’ancien directeur général, Pape Dieng.
Comme
ses prédécesseurs, Dieng s’était frotté aux syndicalistes en 2013 en
voulant rationnaliser les heures supplémentaires pour amoindrir les
charges. Il révélait que plusieurs travailleurs comptabilisaient 3000
heures supplémentaires par an là où la législation autorise un maximum
de 80 heures par mois et 500 heures par an.
«
Nous ne touchons à aucun avantage social. Le problème, c’est de se faire
payer des heures supplémentaires que l’on n’a pas effectuées et des
frais de mission pendant des jours de repos », assurait-il. Tout comme
ses prédécesseurs, il s’est heurté au refus catégorique des travailleurs
qui tiennent à leurs avantages comme à la prunelle de leurs yeux.
Une
gabegie qui a fait bondir les chiffres. En effet, de 18 milliards en
2008, la masse salariale serait à 60 milliards en 2019. Et à l’arrivée,
c’est toujours le consommateur qui paye la facture…très salée du reste !
Seneweb
a contacté la Senelec depuis plus de deux semaines, via son service de
communication. Aucune réponse ne nous est parvenue.